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Cartes postales de chez moi

 

Extraits de mémoire

Polo rouge chéri

 

 

   Les vieilles rues s’entrechoquent, déboulent sur la place. Un soupir de trop-plein s’évade de leurs impasses. Ma jeunesse pulse, la ville bruyante s’ébat, j’accorde mon rythme sur le sien.  Bref coup de klaxon — Je t’attends — un cri heureux répond, rire d’un groupe de filles qui s’échappe d’une fenêtre dont la brise chahute le volet, porte claquée par une main pressée. Le ciel étincelant s’achète une trouée entre les toits d’immeubles, je relève haut la tête et reçois sur mes lèvres le baiser bleu de l’air.

     

Extraits de mémoire

 

 


     Nous devions prendre le bus le lendemain matin, qui nous conduirait à Toulouse, ville dont personne n’avait su me parler tant elle nous était à tous étrangère, son nom même nous était inconnu -- je n’avais pas interrogé les sœurs du couvent Sainte-Marie où nous logions, qu’en auraient-elles dit, de là où elles se tenaient, de leur éloignement choisi peut-être -- ville qu’on imaginait au moins aussi vaste que Bab-El-Oued, notre unique référence ( Alger la blanche était trop chic, mondaine, pour les ouvriers), ville qui allait abriter notre colonie de femmes et d’enfants en détresse, bien que ce soir-là nul n’y songea tandis que les charnières des valises en carton — malgré le matériau modeste, elles dureraient longtemps — claquaient sous les doigts et que les baluchons — ma mère nommait ainsi les sacs en tissu, de différentes tailles, qui contenaient eux aussi nos maigres affaires — s’entassaient sur le palier des chambres aux fenêtres grandes ouvertes sur l’été noctambule pendant lequel nous écoutions crisser les grillons, parents très éloignés de nos sauterelles, et laissions entrer dans ce que je viens de nommer chambres, petits espaces occupés par les lits — nos hôtesses étaient des religieuses qui proposaient en l’absence de confort le gîte et le couvert — une fraîcheur, qui semblait aux gens de l’extrême sud dont j’étais, venue du paradis.

Saisons

 

 

 

  Au temps où il pleuvait encore, je m’en souviens, je plongeais dans la boue des marais qui bordaient les collines. Sous l’eau noire, le vert, trouble, compact, me pénétrait jusqu’au fond de l’âme. Lorsque j’en surgissais, des hallebardes de pluie me fendaient le crâne. L’enfant courait jusqu’à moi, s’effondrait à genoux sur la berge et me tendait la main — avec une force qui entrainait ma volonté jusqu’au bord — si petite qu’elle ne saisissait que deux doigts, ceux-là mêmes qui coupaient la boue comme une toile, dirigés vers lui, unique entre tous — toi mon frère d’alors, que je ne pouvais pas faire autrement que d’aimer. Les joncs figés dans la glaise en rangs serrés m’ouvraient une allée, mon corps se redressait, sortait de l’onde affreuse et nous nous éloignions. J’en oubliais regrets et désespoir qui m’avaient traversée tels des lames tranchantes dans les profondeurs vertes que la surface étanche étouffait.

   

 

 

Fantôme

 

          Au milieu de la table, le gâteau, vingt bougies. La jeune fille se penche, visage illuminé par l’éclat qui frémit, cheveux noirs bouclés tenus par un ruban.

  Ballet d’ombres à l’arrière, rires joyeux, une voix lance D’un seul souffle et grand amour dans l’an !

    Elle gonfle ses poumons et arrondit ses joues. Déjà, des bravos retentissent.   

  Dix-neuf flammes s’éteignent. Une paume invisible -- un rempart -- s’est élevée contre l’air expulsé, isole dans son creux une ultime clarté.

    La voix crie C’est râpé ! Rires, et le ballet s’éloigne. La jeune fille se détourne de la table, abandonne le phare récalcitrant aux vagues de chantilly. Elle s’enfonce dans l’ombre qui masquera bientôt une joie qui défaille. Plus personne pour m'aimer ! 

   Une vague silhouette brune, transparente, s'élance à ses côtés. Plus de bouche. Dans le silence opaque de sa gorge, un cri. Tu es à moi, rien qu'à moi pour toujours, n'est-ce pas ? La voix n'a pas vieilli.

   Sur la petite lumière, maternel, tremblé, un poing fantomatique vient de se refermer.

   Cartes postales de chez moi

 

 

 

 

 

     Atterri la nuit à Saragosse — Zaragoza, j’avais honte de te nommer, ma langue était hostile au prononcé du z, sifflant grassement mouillé entre les dents — c’était l’hiver et l’air était doux je l’avais amplement respiré, je le reconnaissais — de retour d’un long voyage ignoré de ma mémoire, alors que cette terre était ô combien étrangère à mes pas, j’y venais pour la première fois, terre de mes anciennes mères, elle portait en elle quelque chose qui fut moi et qui l’était encore, le songe et l’espérance — et j’eus l’envie d’étreindre — trop sages battements de mon cœur, quoi ! j’étais en chemin, Vieille Castille, et nulle joie, nulle extase au bord du trottoir bitumé vaguement éclairé par quelques lampadaires alentour sur lequel j’attendais l’arrivée d’un taxi ? — d’embrasser et seul l’air — léger, paisible, caressant — répondit à mon baiser tandis que la voiture s’arrêtait et me prenait en charge, me déposait à l’hôtel — je ne vis rien de Zaragoza, peut-être les lumières de nuit — elles dédoublent les villes, une face le matin et une face le soir — et seule, allongée dans un lit un peu rude — un pays dans lequel les draps seraient encore amidonnés ? — fenêtre grande ouverte sur le ciel étoilé, j’embrassais encore, dans l’obscur j’embrassais les murs tapissés de la chambre vieillotte, le miroir éteint de l’armoire acajou, les rideaux impalpés, le fauteuil aux bras ronds, j’embrassais la fin et le commencement.

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