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      La grêle nous surprenait à deux pas de la ferme et nous étions heureux, recroquevillés ensemble dans le creux de la paille qui pourrissait d’humidité.

       L’automne et ses premières fraîcheurs te semblait éternel. Comme tu étais naïf !   

Quelque chose d’ancien, rapporté par les oiseaux nocturnes, emplissait, débordait ma mémoire.

 

     Une lune blanche, et je plongeais. La mare du diable n’aurait pas su m’offrir une eau plus poisseuse, plus sombre, plus épaisse. A l’abord, elle résistait à la poussée des jambes, des bras. Puis, tandis que tu dormais, mon frère, l’eau m’enlisait en elle. Parfois des compagnons me rejoignaient. Des baisers s’échangeaient. J’embrassais pour échapper au départ qui viendrait.

Nue, sous la pluie de saison prégnante de jour comme de nuit, je craignais l’hiver, la glace qui couvrirait les terres et les marais. Je roidirais avec elle. Tu grandirais. L’enfant en toi perdrait la course, épuisé par le froid, chagriné par le gris et par l’enfermement — carreaux givrés qui tairaient le dehors, coulées de boue qui lècheraient, s’agripperaient aux pierres noires des murs, condamneraient les issues.

      Mars s’infiltra. Le premier matin où l’eau se retira d’un ciel bleu et neuf, un bout de vieille étoffe couvrait encore la paille chaude. Pourtant, déjà, tes épaules de jeune homme se courbèrent pour dépasser la porte, ton rire clair courut sans précéder mes pas. Nous marchions d’une semblable allure. Transparente, printanière, l’eau verte des marais s’épandait.

Tu plongeais, piaffais, roucoulais, glougloutais et l’ombre des collines se penchait sur l’onde, noir baiser sur les fonds écorchés par tes pieds, par tes mains. Tu plongeais. La berge tranquille accueillait mes tristes rêveries.

       Tu plongeais aux nuits blanches. Tu embrassais avec force — celle que tu me réservais avant les grands froids — les belles filles qui se jouaient avec de toi. Je m’écartais, l’élan de ton jeune bonheur me poussait hors du cercle. Je t’attendais sur le chemin qui menait à la ferme. Tu saisissais mes doigts. Epaule contre épaule — ma taille était la tienne — tu rêvais aux étoiles et moi, je frissonnais — mon désarroi s’armait pour repousser l’été.

       L’air brûlant enflamma nos poumons. Tu disparaissais plusieurs jours durant et puis tu revenais, le sourire tendre et le baiser d’une autre sur le front. Tu partis à l’automne.

L’onde verte aux fonds sombres est une receleuse. Voilà ce que prétendent les nocturnes oiseaux. Je te retrouverai, mon frère. Quelque chose de ton corps, de ton âme, y est enfoui dedans.

         Ce soir, je plongerai dans la boue des marais. J’en trouerai la peau brune pour embrasser le vert de mes grands bras d’aînée.

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