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     Seuls les mots qui blessent d’un côté de la rive sont restés, les autres avec moi — je suis celle qui a traversé — ont pris le bac pour échouer, comme cendres d’une maison — de la brûlure il reste la trace, les flammes ne gomment pas, n’achèvent pas leur travail d’oubli — sur le bitume de l’Ailleurs, sur les poubelles des rues de l’Ailleurs, sur les pelouses des parcs, diluées dans l’eau des étangs, neige noire qui ne colore le sol qu’un instant, s’éparpille jusqu’à son anéantissement.

    Je l’ai traînée, cette nasse lourde des mots d'amour pourtant inconsistants, je l’ai traînée derrière moi jusqu’à ce que je pose le pied sur la rive d’en face, et puis elle m’a quittée. Les voix qui avaient prononcés ces mots bruissaient encore, il me semblait que je les entendais. Me devançant, elles ont gagné les rues, les parcs, les étangs, je suis devenue sourde à leur frémissement, elles se sont tues.

     Je sais quel est mon héritage. J’ai laissé quelques phrases jetées avec violence au front des personnages qui partageaient ma vie. D’ici, j’ose dire personnages. D’ici, je ne les vois que traversants, funambules, ils passaient, arrogante je restais. Je savais mieux que quiconque pour eux, ils mangeaient dans ma main. J’ai cassé leurs désirs, j’ai piétiné leurs choix s’ils n’étaient pas les miens. J’ai habillé leurs vies de mes desseins.

   J’ai hâte que ma mémoire se vide entièrement, que je meurs vraiment, que j’enterre mon passé afin qu’il n’en réchappe, me ramène encore et encore là-bas.

    Je ne veux plus savoir s’ils ont compté pour moi, je les ai étouffés, suffit de ressasser, que le hamster qui trotte dans ma tête meurt, que l’Ailleurs où je suis soit vierge de celle qui fut, que Robinson m’embarque dans son île.

   Je m’assois sur un banc et je les reconnais, l’ombre du marronnier, le trottoir, la place, l’immeuble où j’habitais, je me tiens juste en face. Mon mari et ma fille en sortent. Ils sont las, je le vois à leurs épaules tombantes, à leurs têtes penchées. Ma fille jette un regard sur le banc et fait signe à son père. L’arbre les appelle, l’oiseau qui vient de s’y poser.

      C’est maman ! dit l’enfant de vingt ans, j’en suis sûr, écoute son Bonjour ! L’oiseau a chanté. Pour elle -- et son père se redresse, il a maigri, il flotte dans sa veste -- crois-moi, pas question de nous abandonner.

    La clé est dans sa poche, elle s’étonne, elle ouvre la porte, à l’intérieur maintenant la mort silencieuse s’installe à ses côtés — ensemble, une même promenade, se cogner sans bruit au meuble de l’entrée, bois noir, encombrant et laid, à hauteur de hanche. Leurs pas semblent glisser sur le parquet ancien — des lames se soulèvent ou s’affaissent sans grincher, traversent quatre pièces au moins — salle à manger un rien exotique, table et chaises en rotin années 70, fauteuil Emmanuelle dans un coin, un verre sur la table qui demande Qui j’attends ? -- il est plein, liquide vert -- deux miroirs aux murs, encadrements dorés, taille portrait, qui reflètent les peintures gris éteint, lesquelles appellent un coup de blanc en vain, salon pourpre, couleur des rideaux qui assombrissent la pièce, retiennent la lumière prisonnière hors les vitres, bibliothèque en faux noyer, s’y empilent des objets, de ceux dont on ignore l’utilité, offerts un soir d’anniversaire et qu’on n’ose jeter -- on oublie d’où ils viennent et qui les a donnés, peut-être ceux qu’on ne voit plus depuis des années, qu’on a fini par détester — tandis qu’un air frais tout à coup les prévient de la présence du père et de la fille — une croisée que l’on tire, une porte que l’on pousse — ils se trouvent maintenant sur leur chemin. La mort et la mère s’écartent.

      Ils parlent avec les mains, s’interpellent vivement. Le père, petit, maigre, les jambes courtes et le buste un peu long, mal fringué, un pan de la chemise bleu nuit sort du pantalon grège passé — ce n’est pas qu’il manque d’argent, il s’achèterait bien un costume par an mais il refuse la dépense, ce qu’il gagne, pas si durement, il est commerçant, quincailler-droguiste -- le magasin a ses habitués -- c’est pour sa fille.

       Il l’encourage à finir ses études — il n’a pas pu, lui, à treize ans derrière le comptoir, à peine s’il sait lire et écrire, quand on est italien les mots viennent plus vite dans la langue maternelle qu’on parle à la maison que sur les pages des cahiers remplis de son écriture fine, fine comme ses mains le sont, des mains de fille disait sa mère qui croyait le flatter mais n’émerveillait qu’elle, des mains d’artiste, de violoniste. Elle eut la peine de toute une vie quand il quitta l’école sans certificat d’études, commis du voisin de palier, le quincailler du quartier. Elle mourut sans certitude qu’il pourrait avancer, gagner des échelons, devenir patron.

     L’argent, c’est pour sa fille. Lui, avec ses maigres dons d’enfant italien immigré, il a réussi au mieux de ce qu’il pouvait. Il remercie la Madone de lui avoir donné cet enfant qu’il couve de son regard noisette, qu’il a soulevé du berceau de ses mains fines, porté longtemps sur ses bras maigres, cette fille de vingt ans qui n’a plus que lui — et jusqu’à sa retraite, dans une dizaine d'années au plus, il travaillera pour elle chaque heure que Dieu fait. Après il se reposera, au cimetière, à l'ombre de sa femme dont il ressent la présence chaque jour à ses côtés.

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