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     Légère, embullée, attentive au désir sans oser le nommer. Dessin sur une page pas encore chiffonnée, seule ma peau me contient comme un trait. Regard appuyé d’un autre de mon âge que je viens de croiser. Mes poumons s’atrophient, à l’amble mon cœur et mon ventre résonnent. Joues pourpres et poitrine tendue, je dépasse l’inconnu en allant petits pas, le laisse me dévêtir, soupeser mon poids d’amour en devenir. Provocante à l’égal d’une tour bien haute, je rêve que celui-là — ou sûrement un autre — grimpe quatre à quatre jusqu’à la dernière porte dont la clé n’est pas encore perdue.

        Maisons qui se rapprochent dans la tiédeur de l’ombre, se courbent en une arche sous laquelle je me glisse — nef de cathédrale — de jeunes silhouettes stationnent à l’autel. Eclats des voix, moulin des gestes, une fille, deux garçons, Polo Rouge au centre, Chemise Grise d’un côté et la troisième, Hélène, que je rejoins. Pourpre violent des briques, bâtiments de l’université.

Polo Rouge en souriant de ses belles dents fines me croque la cervelle. Rien à penser depuis qu’il m’a jaugée — j’ignore qui il est — il retrousse les lèvres et dit en se taisant C'est moi que tu espères. Il a creusé sa place au chaud, dents sur ma peau, main qui saisira ma taille, jambes qui m’enlaceront, pieds qui largement recouvriront les miens.

 

   Studio d’étudiante — sombre parce qu’en rez-de-chaussée — ruelle qui porte cependant le nom de rue, unique fenêtre six carreaux. Hésitation dans la lenteur des pas, ma main tremble, saisit le rideau — voile blanc qui recouvre l’espace vitré du mur peint en rouge violent — quelques pavés nus lavés par la pluie fine, j’espère la traversée d’un bout de pantalon bleu jeans, d’un manteau noir couvrant un polo rouge, le bruit de la clé que je tournerai dans la serrure de la porte d’entrée. Froid dehors, pluie d’hiver souveraine, l’attente sentinelle se veut immobile de peur d’échouer — et si je détournais le regard des pavés bosselés, et si le rideau échappait aux doigts qui le soutiennent, retombait masquant l’angle de vue — voile blanc léger mou que ma main gauche froisse en plis, carreau de verre fin sans reflet nettoyé pour mieux voir, mes doigts dessinent des formes sur la buée que le plat de la main efface en coulures mouillées — autres formes inachevées — un pan du rideau servira à les sécher. Je tremble d’impuissance, resserre les épaules, bute sur le carreau que je tiens découvert. J’y dépose un baiser couleur rouge à lèvres.

 

       Polo Rouge s’assoit, il ne dit pas Je viens te voir, il rit, tend la main — un seul de ses doigts sur mon épaule m’écraserait, je m’effondrerais à ses pieds, petit tas d’os et de chair que la mousseline jaune de ma robe recouvrirait, en octobre pour lui je me suis habillée en été — la pose dans le creux de ma taille qu’il laisse pivoter jusqu’à lui — danse immobile — simple pression qui amène mes hanches à l’appui de ses cuisses. Ses grands pieds enserrent mes pieds fins, son menton pèse sur mon crâne, le rimmel des cils gratte en papillonnant le cuir de son blouson. Je cherche ses lèvres, il m’écarte, s’assoit au bord du lit, s’allonge, propose une place à ses côtés, je dis non de la tête, il sourit, se lève, s’approche, pince doucement ma joue, ouvre la porte, s’en va.

 

       Devant la croisée, rideau à peine écarté, une lueur, un matin de fiction. Mur rouge de la chambre peint à la brosse, au couteau. Au fusain mon profil charbonné. L’attente se dénonce, ma main pétrit le voile blanc, mon bras s’agite en tressaillements, ma bouche tranchée rouge se desserre Tu vas venir tu viens. Silhouette appuyée au chambranle de la fenêtre, épaule à hauteur de poignée, bras qui soulève légèrement le rideau — un frémissement le traverse, remonte jusqu’aux lèvres très rouges, maquillées, entrouvertes, né d’un vague chagrin que la vitre à peine dévoilée retient côté chambre — l’attente renouvèle ma foi dans le désir d’attendre.

 

   Je me blottis contre sa poitrine, entends son cœur d’ogre battre sous le blouson de cuir. Tu viendras demain, j’interroge. Et vite je pose un doigt sur les lèvres qui pourtant se taisent, comme pour les encourager à ne pas prendre parti. J’aime tout de toi, tu me plais tellement, je dis. Le lendemain, je l’attends. Si je dois sortir, je reste. J’en oublie les cours à l’université, je repousse ma vie au jour d’après, je stationne devant la fenêtre, soulève le voile blanc. Maintenant, maintenant, viens maintenant.

        Il m’entraîne à Baumanière, lieu à la mode, coûteux, chic. Mots assourdis, pointe des pieds, rien ne bruit, pas même dans la majestueuse cour, les feuilles des arbres que le soleil en vert clair vernit. Ce n’est pas la première fois qu’il a dormi ici. Je l’observe, dos droit, épaules ouvertes, rire léger, complice, adressé sans flirter aux furtives soubrettes. Je songe que c’est moi, moi seule qui l’occupe, qu’il veut séduire alors que je suis blette, recuite, liquide, bonne à mettre en bouteille avec dessus le millésime écrit de sa main brune experte — été 72 — qu’il prend soin de moi comme d’un papillon rare traqué pour l’épingler sur une plaque de liège, qu’il est en chasse tandis que je me suis déjà glissée dans le filet et désire la fatale piqûre.

       Lumière blanche, blancs les murs et blanc le couvre-lit. Un voile floute la vue au travers de la vitre. C’est donc là que naîtra une nouvelle souffrance. Mon sexe bat, se crispe, brûle, élance. Son corps pèse sur le mien, son odeur me tourne la tête. Pas de contrainte, je suis offerte.

 

       Montmajour. Le gardien de la tour m’indique le nombre de marches pour atteindre le sommet. Queue de cheval qui danse, le gardien la saisit, rit. Je lui plais, je laisse faire, heureuse de montrer à l’ogre que quelqu’un d’autre chavire, que je pourrais partir, que je m’appartiens. Il faut de cette scène qu’il soit le témoin. Il ne me suit pas, s’est attardé plus bas. Je grimpe l’escalier de pierres grises — joie éteinte — j’arrache l’élastique qui retient mes cheveux, rage qu’un autre que lui les ait touchés, arrive tout au bout de la vis. Alors la chaleur me gifle, je pénètre dans le bleu du ciel, la lumière me happe, je m’évade mais sa main surgit qui me saisit le cou.

        Dans la voiture, quelques kilomètres sans se parler. Une route droite et fine engrossée tout à coup, deux terre-pleins poudreux sur chacun de ses flancs, midi en plein été, soleil cru inondant une campagne grillée, plate, innommée. L’horizon miroite, blanc comme la mer.  Il s’arrête sur l'un des bas-côté, un bus stationne sur le terre-plein d’en face, il dit Tu m'ennuies, éteint le contact, sort de la voiture, le sol est une terre sèche poussiéreuse sous son pas, le troupeau des gens du bus tout proche s’égosille, emplit l’air brûlant, le simple filet de route ne l’éloigne de rien, ni de moi, ni des autres. Il bute sur un talus, herbe jaune froissée qui lui barre le chemin, se retourne, je m'approche, il crie N’avance pas. Affreux désir de m’enfuir en courant. Ces gens, ces gens qui hurlent, et lui qui fait semblant de ne rien voir venir de cette colère brasier qui s’échappe de mon ventre et surgit, impuissante. Je shoote dans un caillou qui échoue à ses pieds. Du bout de sa sandale, il le tâte, le pousse, s'en amuse. Comme si c’était un jeu. 

 

*

 

      L’image surgit sans l’avoir quémandée. De sa haute taille je ne vois que le buste, le polo qui l’habille, dont je distingue le col, les manches, le rouge qui a terni. Quand un ciel s’ajoute, le visage se détache — la peau mais pas le grain, le cheveu brun, la mèche qu’une main relève mais plus rien de la main — les lèvres ont disparu, aucun son ne s’accouple à l’image.

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