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Une fraîcheur toute montagnarde qui avait permis de remiser les éventails dans les sacs à destination du lendemain, jour du voyage en bus, imprévisible voyage dans ce temps, pour nous, d’impermanence, d’autant que cette nuit-là verrait naître à son terme une nouvelle échappée vers une sorte d’absence, de flou que le mot demain rassemblait dans nos têtes afin d’en éloigner le passé et l’immense frayeur, d’empêcher cette dernière de se bâtir un passage, une grandiose avenue dans laquelle elle nous piègerait tous, nous figerait pour les années à venir. Et c’était sûrement au carrefour de cette avenue, dans notre imaginaire, qu’avec nos valises en carton et tous nos baluchons, cette nuit-là, chacun à l’étroit dans son petit lit loué par les sœurs, dont la charité était mise à l’épreuve d’un exil, celui de ces femmes et de leurs enfants, en chair et en os, incomparables aux anges fréquentant leurs prières — nous attendions, l’œil clos sur le noir de la nuit, le ventre habité par la douleur d’être — incroyablement — vivant.     

Le bus nous déposa rue Romiguières, c’était l’été, peut-être l’unique été dont je me souviens encore, avant d’entrer dans cet hiver éternel, souverain dont je ne fus guérie qu’en le fuyant un jour de février seize années plus tard. Il serait faux sans doute de soutenir que l’hiver occupa en entier ce temps long mais aux branches de l’arbre de mes anciennes mères, seul le soleil avait fleuri -- il asséchait le reste et nous avec lui, il était à lui seul le pire et le meilleur compagnon de nos vies, tyrannique même la nuit quand il s’était couché, sa chaleur obscure nous évitait de l’oublier – et au-dessus de cette ville dans laquelle nous venions de pénétrer, cet été-là il fut présent, encore, pour nous berner peut-être, à moins que fort de notre accoutumance à ne connaître que lui, il ait tenté en vain de nous protéger de l’inconnue froidure qui immanquablement viendrait. Rue Romiguières, les portes d’une pension de jeunes filles s’étaient ouvertes et là encore des sœurs nous accueillaient.

C’était une des huit rues qui venaient embrasser à pleine bouche la place du Capitole – la seule des huit que mon pas ignorerait jusqu’au jour de mon départ -- rue courte (la rue Pargamignières s’imposait rapidement à sa suite pour filer droit vers la Garonne et un quartier qui ne fut jamais sur mon chemin), rue du premier refuge, elle abriterait le sentiment partagé par tous d’être là en transit, et en ferait les frais curieusement, aucun d’entre nous n’y logea hormis les deux mois passés derrière les portes bien closes du couvent, davantage couvent que pension de jeunes filles en ces semaines d’été où seule la présence des sœurs s’invitait dans les retranchements d’un petit peuple d’à peine vingt-cinq âmes effarées et perdues, avec une sévérité affable, comme si leur mission avait été de ramener sagement sur la bonne route ces quelques-uns qu’on aurait dit récalcitrants et dont il était clair qu’il fallait se méfier. Des petites nonnes espagnoles, à peine plus âgées que les plus grands enfants parmi nous, d’une insouciante gaité – comment, pourquoi s’étaient-elles trouvées là ? – partagèrent avec les aînés du groupe les mots et les rires de notre solaire fraternité.

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