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Noël en janvier

Toutes les vitrines de la rue piétonne du centre ville étaient joliment éclairées et décorées en ce début de soirée du vingt quatre décembre. Des pères Noël en habit rouge et à longue barbe blanche frisée, des traineaux, des rennes et des sapins mais pas de crèche. Pas de crèche, mais des sapins de toutes sortes, des verts, des blancs saupoudrés de neige artificielle, des clignotants avec des

multicolores, des rouges et verts et puis des paquets cadeaux de toutes tailles enveloppés dans des papiers brillants et colorés. Une profusion de sapins, de pères Noël, de cadeaux, qui faisait davantage penser à une grande foire commerciale, où la spiritualité n’avait pas de place, qu’à une fête religieuse.


Je pressais le pas pour quitter ce luxe ostentatoire et artificiel afin d’aller rendre visite à René qui n’habitait pas très loin. J’avais fait la connaissance de René, sept ans auparavant, de façon tout à fait fortuite et nous étions devenus amis. Nous avions pris l’habitude de boire un verre ensemble chez lui, chaque veille de Noël, et de faire ensuite un tour en ville avant de rejoindre nos familles respectives pour le repas de la veille de Noël.


Ce soir là, comme de coutume, nous avons donc bu notre traditionnel verre de vin chaud. Tout en discutant, René m’a tendu un petit mot que Madame XXXX, responsable locale de la Croix Rouge, avait déposé dans sa boite aux lettres dans le courant de l’après-midi :


« Jeune femme seule avec sa petite fille, arrivée du Nord depuis quinze jours. Sans emploi. Logement précaire. 7, Impasse des Lilas, dernière porte à gauche. La sonnette ne fonctionne pas ».


Nous sommes sortis dans le froid, dans la nuit, nous éloignant du centre ville lumineux, bourdonnant comme une ruche, pour nous diriger dans les rues peu éclairées du quartier populaire de la ville, à proximité du boulevard de ceinture.


René et moi rendions fréquemment visite aux personnes démunies que nous signalait l’équipe de la Croix Rouge, souvent des personnes âgées souffrant de solitude. Impasse des Lilas, le nom était plus joli que le lieu. Une impasse sombre au fond d’une rue pavée étroite. Une jeune femme nous a ouvert sa porte sans méfiance. Nous avons pensé que sa détresse devait être immense pour ouvrir à deux inconnus, sans poser la moindre question, comme si elle avait connu le pire et que désormais rien ne pouvait davantage la blesser. Elle se tenait là, devant nous, petite femme blonde, frêle, timide tenant sa fille de cinq ou six ans par la main dans cette pièce modestement meublée, une table, quatre chaises, un buffet, un réchaud et un poêle à bois. Un paravent au tissu élimé et défraîchi séparait la pièce en deux pour cacher certainement un lit. Le couvert était mis pour deux personnes, une soupe finissait de cuire sur le réchaud à gaz d’un autre âge. Pas de sapin, pas de chocolat, pas de nougat, pas de fruits secs. Rien de tout ce que l’on trouve habituellement sur une table pour Noël.


La jeune femme s’est présentée. Elle s’appelle Jeanne, sa fille, Charlotte. Elle a proposé de nous asseoir en s’excusant de ne rien avoir à nous offrir à boire si ce n’est un verre d’eau que nous avons accepté avec autant de plaisir qu’un verre de champagne millésimé. La conversation s’est engagée petit à petit, timidement au début puis le barrage qui retenait son mal de vivre, son passé douloureux, a cédé et les mots ont coulé. Une avalanche. Un flot ininterrompu. La violence d’un torrent de printemps à la fonte des neiges qui dévale la pente en bousculant tout sur son passage.


Le chômage de son compagnon qui a fini, au fil des jours, par sombrer dans l’alcool, puis les coups sont arrivés, les bleus au corps, les bleus à l’âme, le désespoir, puis, au bout des larmes, de l’épuisement, de l’angoisse, le sursaut, l’instinct de survie, le courage de prendre la fuite avec Charlotte et une valise. L’appartement que l’on quitte, la porte que l’on ferme sans se retourner, à quoi bon un dernier regard ? On sait que l’on ne reviendra pas, on sait que c’est la dernière fois. La nuit, le froid, l’estomac noué, les yeux qui se brouillent, la course à travers les rue de Lille, le souffle court, les coups d’œil en arrière pour s’assurer que l’on n’est pas poursuivi. Charlotte qui pleure, Charlotte qui a mal aux jambes. Le cœur qui bât à tout rompre. Enfin la gare, le soulagement en montant dans le wagon, la chaleur du compartiment, un moment de répit, la respiration qui se calme, le balancement monotone du train. La gare de Lyon à Paris, la foule, l’attente dans le brouhaha, l’anonymat, l’indifférence des visages fermés, inexpressifs. La correspondance, le train de nuit, Charlotte qui a faim, Charlotte qui s’endort, le sommeil par intermittence, les lumières des villages qui défilent. Les rêves dans la nuit comme une trêve entre deux jours, un vertige entre deux mondes, la frontière ténue entre un avant et l’inconnu, un déluge imaginaire. Au bout de la nuit, la gare d’Avignon, le mistral vif et piquant, il fait froid aussi en Provence, le bureau de la Croix Rouge et enfin ce logement provisoire dans le centre ancien de XXXXX.


Nous n’étions pas venus les mains vides. Pour Noël, l’équipe de la Croix Rouge confectionnait des colis particuliers pour marquer cette période de fêtes. En plus des produits de première nécessité, elle ajoutait quelques friandises et des petits jouets lorsqu’il y avait des enfants. Le bien être commence certainement par un ventre plein, un peu de chaleur et de calme mais cela suffit-il pour ce que l’on nomme le bonheur ? Que devient la simple idée du bonheur, peut-on imaginer le bonheur quand l’existence nous bouscule, quand la vie nous maltraite ? Garde t’on la capacité, ou la force, de garder les yeux ouverts pour percevoir les propositions de bonheur qui croisent notre chemin ? Peut-être, n’habite-t-on plus réellement le présent et l’esprit reste t’il tendu vers l’inquiétude d’un avenir dont on est incapable de tracer les contours, un avenir que l’on a du mal à espérer si ce n’est avec des larmes, parce qu’il ne reste plus que les larmes, parce qu’elles sont le dernier refuge ou le dernier cri, l’ultime appel avant le naufrage dans l’abîme.


Nous les avons quittées en leur promettant de revenir bientôt. J’ai raccompagné René jusqu’à sa porte. J’avais froid. J’étais désemparé, contrairement à René qui restait étonnement serein. Il avait traversé les différents climats de l’existence, affronté la souffrance et la maladie dès son plus jeune âge et gardé dans son âme la capacité d’interpréter positivement les aléas de la vie et l’énergie de ne pas sombrer comme un bateau balloté par les flots tumultueux quand un vent d’orage se lève. Il avait appris à ne pas s’offrir passivement aux circonstances. Aujourd’hui, je garde encore en mémoire ses paroles :


« Les chemins de la vie sont tissés d'ombre et de lumière. Pour goûter la plénitude de la lumière, il faut certainement avoir d’abord vécu dans la profondeur de l'ombre. Mais la vie réserve des surprises, parfois l'ombre devient lumière et l’on parvient alors sur l’autre rive de la vie »


Ces mots me paraissaient autrefois énigmatiques, je les ai compris par la suite et je sais que René savait habiller sa vie de musique, de couleur et de lumière dans ses heures les plus sombres. Lorsque sa vie était difficile, il chantait avec elle pour la rendre plus gaie, plus forte et moins fragile. Il avait gardé cette confiance qui faisait qu’il ne redoutait pas les difficultés, le désarroi, l’incapacité de trouver des solutions. Lorsque je lui avais demandé comment nous pourrions aider Jeanne et Charlotte, il m’avait répondu :


« Lorsque tu sembles être dans une impasse face à des personnes en difficulté, l’important est de garder cette capacité d’écoute, cette ouverture aux autres - même lorsque tu souffres toi-même - qui leur redonnera le sentiment d’exister et la confiance qu’elles ont perdue. Ce soir, Jeanne avait surtout besoin de parler et d’être entendue. Nous ne savons pas encore ce que nous allons faire pour l’aider, nous verrons bien. Nous avons parcouru une partie du chemin, le reste viendra en son temps ».


Je suis rentré à la maison rejoindre les miens pour le repas « maigre » de Noël, comme c’est la tradition en Provence, et la messe de Minuit avec la cérémonie du « pastrage » au son du galoubet et du tambourin. Je crois que ce soir là, j’ai joué avec un plus d’émotion que d’habitude.


Le Père Noël est passé avec un peu de retard cette année là. Il est arrivé début janvier avec les Rois, ou plutôt, elle est arrivée puisque le père Noël était une Grand-mère Noël de quatre vingt dix ans. Une petite femme, le visage ridé comme une pomme avec des petits yeux bleus malicieux, étincelants, toujours en mouvement. Elle avait appris la situation de la jeune femme et proposait de lui prêter aussi longtemps qu’elle le souhaiterait un petit appartement à côté de chez elle.


Une semaine plus tard, à la mi-janvier, nous fêtions ensemble Noël, la victoire du soleil sur l’obscurité, de l’amour sur l’indifférence, avec un plat de spaghetti, une bouteille de vin rouge, un gâteau au chocolat, des sourires et des rires. Charlotte a même chanté avec des étoiles plein les yeux. A la fin du repas, nous étions un peu éméchés et heureux de ce moment précieux de bonheur simple et authentique.



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Le fil de la vie s’est déroulé. Ce soir, c’est la veille de Noël, une autre veille de Noël, après bien d’autres « Noëls ». La nuit tombe, je suis installé dans mon fauteuil devant un bon feu de cheminée, je regarde la neige tomber sur le jardin en visitant mes souvenirs.


Jeanne et Charlotte ont surmonté leurs difficultés.

René et moi, sommes venus en aide à bien d’autres personnes.

René est parti, emporté par la maladie. Il a rejoint les étoiles et le soleil le jour du solstice d’été. Cela a été son dernier signe pour éclairer mon chemin, un message lumineux habillé de silence. Tel était René, discret, humble et disponible. Il n’aurait pas aimé que j’en dis plus sur lui.


Ce soir, je médite ses paroles qui m’ont accompagné chaque jour et sont devenues la boussole de ma vie :


« On devient riche de ce que l’on donne car on reçoit toujours beaucoup plus. Il suffit d’ouvrir son cœur, de rester humble et disponible, de lâcher prise et croire à la vie qui nous offre chaque jour des instants de bonheur mais, bien souvent, trop empêtrés dans la confusion de nos pensées, dans les souvenirs du passé ou l’espoir d’un avenir hypothétique, nous avons du mal à les discerner et à les cueillir ».


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Le temps s’écoule inexorablement, hier n’existe déjà plus et demain ne verra peut-être jamais le jour. C’est ainsi que la vie nous invite à célébrer pleinement chaque instant. C’est cela, peut-être, le message, le miracle de Noël.

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