top of page

La bûche glacée




C’est la nuit de Noël. Chaudement installés dans leur chalet, le nez écrasé contre les carreaux, les enfants contemplent les flocons qui dansent, légers. Déjà le sol est recouvert d’un blanc tapis.

Les bottes rouges des enfants claquent dans les flaques boueuses dans lesquelles la neige se noie tristement. Ils sont sortis, malgré le froid et l’interdiction des parents. Et joyeusement, ils s’éclaboussent, se chamaillent sous une lune bienveillante.

Ces jeux merveilleux les font rire. Aujourd’hui, ils sont plus libres, les parents étant occupés aux préparatifs de la fête de Noël. Le réveillon devrait être somptueux. Toute la famille sera présente, les grands-parents, oncles, tantes et tous les cousins et cousines que l’on ne voit que pour cette fête. Chacun arrive les bras chargés de présents tous plus beaux les uns que les autres.

La table est dressée, prête à accueillir les convives, chacun a sa place assignée. Finalement, après quelques hésitations, tout le monde est installé. La maitresse de maison a sorti le grand jeu ; vaisselle de porcelaine, nappe en satin ; les yeux brillent, ils se régalent d’avance des mets qui vont être servis. Julien est à côté de sa cousine ; il aurait préféré faire face à la jolie brune qu’il a repérée dès l’arrivée.

Julien espère pouvoir lui parler, juste un petit moment, faire sa connaissance. Il imagine cette jeune femme tendre et romantique. Il rêvasse quand sa cousine lui donne un coup de coude. Angèle lui demande s’il veut du vin rouge ou du vin blanc.

Rouge ou blanc, peu lui importe. Ce soir, il doit rester sobre pour engager la conversation. Il se demande comment l’aborder. Il se lève, passe en cuisine pour proposer à sa grand-mère de l’aider à faire le service.

On en est déjà à la bûche glacée et à l’omelette norvégienne flambée. Julien s’empare du plat sur lequel la bûche fait la belle, rose framboise et jaune vanille. C’est à cet instant que la jeune femme repérée plus tôt apparaît dans l’encadrement de la porte en l’empêchant, sûrement en toute innocence, de passer.

Il n’ose avancer en force, elle recule, se met de biais, bref, la bûche se retrouve coincée entre les seins de la belle et le pull blanc de Julien. La bûche vacille. Les deux poussent un Ooooh ! retentissant. Les voilà tous les deux éclaboussés de gelée de framboise.

Quel désastre ! s’écrient-ils.

Il n’y en aura plus pour les convives du bout de la table ! s’exclame ennuyé Julien.



Les serveurs se précipitent pour rassurer les invités, d’autres desserts attendent à l’office. Quelques instants plus tard, ils entrent avec une énorme bûche de Noël au chocolat, décorée de sucre glace et de petits lutins transparents en gelée de couleurs vives. Une splendeur ! C’est très alléchant et magique sous les lumières éblouissantes. Les enfants s’impatientent de manger les petits sujets en sucre.

Julien sent que le moment d'engager la conversation est arrivé. Il entraîne la jeune femme vers la salle de bain. Elle est rebelle, mais il insiste :

Il faut enlever ces vilaines taches qui ternissent votre beauté!

La belle brune s’empare d’une serviette qui lui tombe des mains. Julien se précipite pour la ramasser. Il l’humidifie légèrement, et ose lui essuyer son corsage taché de cette gelée de framboise. Elle recule. Julien qui l’a vue arriver en début de soirée si resplendissante persiste. Puis, il l’enveloppe délicatement de ses bras musclés et dépose sur ses lèvres un doux baiser. Il se réjouit de cet instant tant attendu. Son cœur palpite de bonheur. Tout à coup, la main de Julien qui caresse les cheveux, emporte une coiffe qui tombe sur le carrelage. Un mouvement de recul et il aperçoit un crâne chauve. Horrifié et honteux, il quitte en courant la salle de bain, titubant.

Abasourdi, il revient s’asseoir à sa place, près de sa famille. Du coup, cet emplacement, auprès de sa cousine, il l’aime bien.

Qu’est-ce qui t’arrive ? T’es tout pâle. On dirait que tu as vu un fantôme ! interroge sa cousine.

Il aurait préféré voir avoir vu un fantôme.

Quelques minutes plus tard, la belle brune, sa coiffe sur le crâne, se disant que Julien mérite des explications -elle savait et redoutait qu’en le laissant s’approcher d’elle, il découvrirait l’inévitable. Elle aussi l’avait trouvé séduisant avec ses yeux verts amandes et sa délicatesse en lui caressant ses cheveux. Elle s’est laissé embrasser et avait presque oublié cette fameuse perruque- décide de lui parler et se dirige jusqu’à la table où il est assis. Devant les autres personnes, elle est discrète et annonce qu’elle l’a vu arriver en début de soirée et qu’elle aimerait lui dire deux mots.

Il sursaute et se retourne.

Je… Je mange mon morceau de bûche, plus tard, je suis…

Angèle, sa cousine lui chuchote Une belle femme te drague et toi… tu l’ignores ! Quel idiot ! Allez bouge tes fesses !

La jeune femme, attristée, s’éloigne de la table. Je vous laisse, je ne vous dérange pas davantage.

Non… non. Ce n’est pas mon genre ! Je préfère les blondes et je n’aime pas son regard insistant, ses longues jambes fines, ses chaussures à hauts talons. Elle me dépasse d’une tête.

Et alors ! Qu’est-ce qui te faut ! Elle est canon ! Angèle bouscule son cousin et l’oblige à se lever.

Laisse-moi tranquille !

Une femme te fait des avances. Quel goujat tu es ! Elle a peut-être besoin d’aide !

Vas-y toi, lance Julien

C’est à toi qu’elle s’est adressée. Mais Julien ! Qu’est-ce que tu fous ! T’as pas l’habitude d’être draguée par une femme ! Ah ! C’est bien ça !

Julien hoche les épaules et sa cousine persiste en souriant.

Vas-y ! Te gêne pas ! Moque-toi de moi !

T’as pas vu la hauteur de ses talons ! Ils doivent mesurer au moins huit centimètres ! Va lui demander d’enlever ses chaussures !

Ah ! La bonne blague !

En fait, cela lui est égal, qu’elle soit un peu plus grande que lui. Ce qu’il ne révèle pas à sa cousine, par honte, c’est le moment qu’il vient de vivre quelques minutes plus tôt, dans cette fameuse salle de bain. Mais pour la faire taire, Julien se lève de son siège.

Enfin ! s’écrie Angèle.

Il rejoint la jeune femme. Elle discute debout avec une dame au visage ridé. Une robe unie verte. Le dos un peu vouté, pas très grande. Elle le voit arriver et lui sourit.

Je vous présente ma grand-mère Flavia.

Bonjour, Madame.

Assied-toi Mamie près de ta sœur Josette. Je reviens.

La jeune femme s’éloigne de sa grand-mère et s’adresse à Julien.

Ma grand-mère c’est tout pour moi. Je ne vais pas te raconter ma vie. Je souhaite te donner des explications de ce qui s’est passé tout à l’heure.

Viens !

La jeune femme entraîne Julien dans la salle de bain. Elle referme la porte à clé, car elle ne veut pas révéler à son entourage qu’elle porte une perruque. Seule sa grand-mère en est informée.

La salle de bain est spacieuse.

Debout face à la porte d’entrée, Julien la questionne en colère.

Qui es-tu ? Un homme ?

Elle reste à bonne distance. Elle s’indigne. Tu vois bien que je ne suis pas un homme. Qu’as-tu imaginé ?

Quand je t’ai passé la serviette sur ton corsage il m’a semblé que… tes seins n’étaient pas…

Pas quoi ? Authentiques ?

Ben peut-être… une femme transformée en homme.

Je vois que tu as beaucoup d’imagination.

Qui es-tu ?

Je suis bien une femme. Je te rassure.

Elle s’approche de Julien. Qui recule jusqu’à ce qu’il sente dans son dos le rebord d’un lavabo. Julien n’est pas rassuré. Et perplexe, il espère une explication.

En fait, il m’est arrivée un incident et…J’ai eu une grave maladie et j’ai dû subir une intervention des deux seins. Et de plus avec les traitements, j’ai perdu mes cheveux.

Julien, le visage blême, est à la fois soulagé que cette belle brune soit bien une femme et triste de ce qu’elle a du endurer.

Rassure-toi. Je suis complètement guérie. Il faut que j’attende quelques mois pour que mes cheveux repoussent, d’où cette fausse chevelure brune.

A l’origine, tes cheveux étaient de quelle couleur ?

Bruns.

Comment t’appelles-tu ?

Maria.

Moi c’est Julien. Je t’ai vu arriver avec ton manteau beige et ton visage rayonnant.

Elle l’écoute attentivement.

Puis je t’ai découvert avec ton corsage rouge… ta jupe et tes escarpins noirs.

Maria avance délicatement vers Julien.

Moi aussi, je t’ai vu arriver avec un visage d’ange…

Elle approche délicatement ses lèvres et les dépose sur celles de Julien qui se laisse bercer. Elle défait doucement son corsage et il aperçoit sa belle poitrine. Il l’effleure comme s’il craignait de l’abimer.

Ils sont magnifiques n’est-ce pas ? C’est grâce au chirurgien. Il a fait un miracle.

Maria arrange son corsage et devant le miroir, positionne sa perruque qui s’est un peu décalée sur son crâne. A travers la glace, elle dévisage Julien…

Quoi ?

En cette nuit de Noël… tu es mon second miracle.

Maria ouvre la porte de la salle de bain, sort de la pièce, suivi de Julien. Ils rejoignent leur place.

Des enfants, près d’un sapin de Noël décoré de boules bleues et dorées et de sujets multicolores découvrent leur cadeau. Leurs visages étincellent de joie. Des rires jaillissent dans la spacieuse salle à manger.

Quelques minutes plus tard, Julien, emmitouflé dans sa doudoune, le bras autour de la taille de sa belle et elle, vêtue de son manteau de laine beige, traversent la pièce.

Eh ! Maman, regarde ! Julien n’a pas perdu de temps.

Toute fière, Angèle lance à sa mère située à côté d’elle C’est grâce à moi !

La mère qui est en grande conversation avec une sœur qu’elle n’a pas vue depuis plusieurs Noël, n’écoute pas sa fille. Cette célébration de Noël permet à certains membres de la famille, perdus dans le tourbillon des années, de renouer des liens.

A l’extérieur les flocons de neige persistent dans leur danse. Quelques geais posés sur des rameaux dépouillés, scandent mélodieux, la renaissance et l’amour. Ce majestueux miracle se poursuit tard dans la nuit.

29 vues0 commentaire

Posts récents

Voir tout
bottom of page