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Atlan Quignard Reinhardt

Dernière mise à jour : 10 avr. 2020

Sophia est une enfant de la guerre. Enfant, guerre, ces deux mots, nés dans la violence des hommes, s’enlacent, se collent l’un à l’autre dans une promiscuité repoussante, une entente obscène, une indifférence révoltante.

La banalité donne son absolution à l’absurdité.

Sophia, petite fille à peine trottinante, se souvient dans son corps du contact brutal des gestes maternels, vifs, stressés qui l’arrachent à ses jouets, la met à l’abri des tirs de mitraillettes venant de maisons proches. Ces fusillades soudaines et meurtrières ne laissent aucune place à l’affection, la douceur des caresses.

On ne peut négocier avec l’urgence, toute perte de temps peut être fatale.

Du corps des femmes naît la vie, des combats guerriers surgit la possible mort.

De son enfance, Sophia n’entend que des cris de terreur, ne revoit que des images de jeux sectionnés en instants, interrompus, subitement interdits. Frustrée des rires auxquels elle n’a pas droit, sans s’en rendre compte, les larmes parfois coulent, sillonnent son visage, dessinent des rigoles claires sur ses joues empoussiérées, y creusent des rides précoces.

Devenue jeune fille, elle ne comprend rien aux enjeux morbides des affrontements sanglants, changeant de camp au gré des ordres aboyés par les meneurs d’un jour. Elle voit ses copains d’école, partir, armés, s’imaginant, dans ce qui leur reste d’insouciance juvénile, poursuivre leurs guérillas simulées, fiers de cette virilité offerte à bon compte. Mais la guerre ne fait pas de cadeaux, elle prélève son dû de chairs fraiches pour satisfaire ses intérêts personnels. Ils ne reviennent pas hommes accomplis, non ! Ils rentrent en trainant leurs corps amaigris, usés par les privations, abimés dans leurs chairs, le cœur en charpie.

Les bruits, les visions de ces massacres absurdes, Sophia ne les supporte plus. Chaque matin, dans le jour qui se lève, elle quitte sa couche, tremblante, imaginant de nouvelles scènes de désolation, le lourd tribut des existences fracassées. Au plus profond d’elle- même, ne sent plus la puissance des attaches à cette terre, ne désire plus revendiquer l’appartenance à une identité culturelle, ancestrale. Elle soupçonne que la souffrance de ces peuples meurtris devient loi universelle, traverse les frontières qui s’effacent, dissout la richesse singulière des peuplades venant grossir les flux migratoires.

Trop fragile, Sophia ne peut contenir ses pensées obsédantes. Elle confie ses inquiétudes, ses interrogations à ses parents. Elle leur dit que la seule manière de survivre est de partir, comme l’a tenté quelques années auparavant la sœur de sa mère. Ils ne peuvent, ne veulent pas comprendre, ils ont trop souffert des absences imposées, membres de leur famille disparus, partis loin d’eux, mais ils s’accrochent à l’espoir d’un avenir forcément meilleur. Elle leur crie l’éternel recommencement de la haine qui se nourrit d’elle-même.

La nuit, lorsque le sommeil se refuse à venir, elle s’autorise à franchir ce qui la retient encore, l’amour de sa famille, le déchirement qu’elle va leur imposer, pour imaginer un ailleurs lumineux se nourrissant des photos que lui envoie fréquemment sa tante, des ports aux eaux luisantes des éclats du soleil.

Rester est dangereux, partir est incertain.

Sa tante se fait de plus en plus insistante « viens ! Ce n’est pas facile tous les jours, je ne te le cache pas, nous sommes devenus trop nombreux mais il n’y a plus la guerre, ses horreurs insupportables. Sophia réfléchis, je t’en prie, ne laisse pas ta jeunesse s’envoler, se perdre dans l’inutilité et la folie de ces parasites devenus fous.

Cette nuit, les combats se sont faits encore plus violents que la veille, combien de morts encore le jour va-t-il révéler ? Alors elle décide de partir, s’empêche de réfléchir, bloque sa respiration, pensant ainsi mettre à distance ses appréhensions, ses incertitudes, saisit rapidement une pochette en plastique, y enfourne quelques affaires, 1 pantalon, 2 tee-shirts, 2 slips, 1 brosse à dents, 1 peigne - l’indispensable, le plus léger- pense-t-elle. Dans l’aube naissante Sophia quitte la maison familiale. Elle expire longuement, surtout ne pas se retourner. Le port est tout proche, les effluves de la mer s’infiltrent dans ses narines ravivant sa détermination, mettant à distance ses doutes. Elle aperçoit parmi tant d’autres, un bateau, repeint de couleurs vives prêt à appareiller, entrevoit sur sa coque un nom français. Les marins sont à bord, occupés par un chargement difficile de caisses volumineuses, ils ne prêtent aucune attention à cette jeune fille qui se faufile sur le pont du chalutier. Le capitaine se retourne, la voit, arbore un sourire mais continue à aboyer de sa voix rauque les ordres à ses hommes qui s’invectivent entre eux. Sophia court, se précipite à l’arrière, loin du poste de pilotage, se réfugie dans les cordages, se tasse, les jambes recroquevillées sur sa poitrine, rabat sa capuche sur sa tête plus rien ne doit trahir sa présence. La peur étreint sa cage thoracique, alors elle tente de la maitriser en s’obligeant à ne penser qu’aux gestes qu’elle doit accomplir là maintenant. Au rythme de son cœur comprimé, elle happe l’air par saccades. Elle imagine que ses serpents enroulés gras vont la protéger du regard des matelots. L’odeur forte du mazout refluée par les moteurs lancés à plein régime lui donne la nausée, pour la dominer, elle déglutit sa salive acre par à-coups. Installée au-dessus de la salle des machines, elle est secouée de tremblements dont elle n’a plus le contrôle. Dans ce vacarme qui l’agresse alors que le bâtiment s’éloigne des quais, ses mains se couvrent de sueur mais sa peur des mers et des océans ne fait que débuter, car le navire maintenant, quitte les eaux calmes du port et s’apprête à affronter la haute mer et ses vagues puissantes, traitresses. La proue du chalutier se soulève, s’élève vers le ciel, retombe brutalement dans des craquements effrayants de vieilles tôles malmenées, usées de trop de traversées. Un sentiment de terreur submerge Sophia, prêt à lui faire perdre connaissance. Dans un effort laborieux, elle convoque des images pouvant calmer son mental qui s’emballe. Lui apparait alors le visage du capitaine tournée vers elle, ses lèvres qui se sont détendues en l’apercevant. De la gentillesse, un élan d’humanité ? Elle sait très bien que ses yeux en quelques fractions de seconde, experts, ont jaugé sa jeunesse, la beauté de son corps, passeport de sa clandestinité admise.

Des soubresauts violents secouent le bâtiment qui rugit de détresse.- On a heurté des rochers, on va faire naufrage - s’affole-t-elle. Les paroles attentionnées de son père lui reviennent – Apprends à nager, tu sais cela peut te servir un jour- Pourquoi, insouciante, n’a-t-elle pas écouté ce conseil avisé ? Une douleur qu’elle connait bien commence à remonter dans sa poitrine en même temps que s’impose l’image de son petit cousin. Agé d’à peine 4 ans, il tombe du canot de pêche de son père dans l’eau froide de cette fin d’hiver. Il n’a pas voulu enfiler son gilet de sauvetage. Caprice mortel. Les larmes cognent à ses paupières, des sanglots secouent son corps ankylosé. Elle se revoit, figée, inerte, paralysée d’effroi, incapable d’envisager le geste qui pourrait le sauver. Inquisiteurs implacables, le remord, la culpabilité l’assaillent, l’interrogent sur la raison de son immobilité. Qu’attendait-elle ? Que les flots rendent son petit corps, riant de la bonne blague qu’il venait de leur faire ? A cet instant, elle souhaite pour elle-même le naufrage dont elle avait si peur quelques instants auparavant, à ces flots glacés et tumultueux qui vont l’engloutir en une fraction de secondes. Justice rendue, tribu payé à cette mort qu’elle n’a pas tenté d’empêcher.

Inspire, expire, inspire, expire… Une amie lui a conseillé de faire cet exercice pour calmer les angoisses lorsqu’elles deviennent trop fortes.

Inspire, expire…. Sophia continue inlassablement, ses paupières s’abaissent, elle sent un léger repli de sa conscience, un effacement de ses sens, ne prend même pas conscience que ce chalutier, son passeur de l’avenir, navigue de nouveau sur une mer apaisée, elle s’endort doucement. Quelques heures plus tard, l’embarcation pénètre discrètement dans un port. Les matelots viennent nettoyer les ponts, la découvrent endormie, épuisée de tant d’émotions. Elle les regarde surprise, réalise. Se lève d’un bond, saute, court, court, échappant de justesse à leurs mains qui tentent de l’attraper. Arrivée le souffle court sur les quais, elle regarde alentour et tente de deviner quel est ce pays qui peut être va l’accueillir et lui permettre de construire sa nouvelle vie.


Denise

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