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Kosmik


I


Ma maison repose à la lisière d’un bois. Entre une forêt dense et des prairies verdoyantes. Verdoyantes ? … Hum… Il faut le dire vite car une grande partie de l’année le paysage est plutôt monochrome et lunaire, même le ciel a du mal à se distinguer du sol, une blancheur à perte de vue et des arbres épuisés par la neige.

Cette année ne déroge pas à la règle. Je trouve même que l’hiver est encore plus précoce. La lumière de l’automne s’est effacée à une vitesse folle. Les jeux extérieurs diminuent, notamment sauter dans les feuilles et les faire craquer sous mes chaussures. La terre s’est durcie, les arbres semblent morts. Je compte les jours.


Aujourd’hui est une journée particulière.

Emmitouflé dans une écharpe de laine épaisse et un bonnet un peu trop grand, j’attends le signal de mon père pour rentrer enfin dans la maison. Ce n’est pas une punition même si le froid dehors est glacial. C’est un jeu que nous avons tous les deux. Le temps d’attente me paraît pourtant une éternité mais en réalité la durée n’est pas si longue.

Je sautille comme un poussin devant la fenêtre du salon. Je monte sur le petit banc de pierre, j’en redescends, je remonte à nouveau. Je colle mon nez sur la vitre embuée pour m’assurer que Papa lui a trouvé sa place. Je prends des précautions pour ne pas glisser. La neige est verglacée. Je tourne comme une toupie en répétant : « C’est long, c’est toujours trop long ! »


Chaque année papa s’absente dans la forêt pour couper notre sapin de Noël. Il aime le choisir seul. Il faut dire que si nous y allions tous ensemble, chacun trouverait son arbre et personne ne serait d’accord. Mais moi je lui fais confiance. Il le sélectionne ni trop grand, ni trop touffu, pour que je puisse le décorer jusqu’à la cime. Bon j’avoue je monte sur ma petite chaise en me dressant sur la pointe des pieds, sinon l’arbre que papa prendrait, serait vraiment riquiqui. En tous les cas chaque année, il grandit comme moi !


Ma mère m’a déposé sur le sol différentes boites : une grande pour les guirlandes scintillantes et les boules dorées, une petite où se trouve l’étoile fragile qui ornera la cime, une pelote de laine pour accrocher les sujets en feutrine et une vieille caisse où sont alignés des petits objets en bois à suspendre.

Ma sœur ainée me propose son aide. Je dis non par fierté. Elle insiste. Je finis par dire oui vu l’ampleur de la tâche. En plus, en guise de récompense, Maman m’a promis une papillote. Plus vite nous aurons fini, plus vite je pourrais la dévorer.



II


La table s’étire de la cheminée à l’entrée de la cuisine. A cette occasion, on joue des rallonges, on ajoute des chaises du jardin où l’on dépose des coussins rouges pour une assise plus confortable et surtout pour leur donner un air de fête. Nous sommes tous réunis. Mes grands-parents, mes parents, ma grand-tante Léontine, l’Oncle Eli et ses deux fils, mes sœurs et moi.

Ma mère sort la plus jolie vaisselle que nous avons. Les grandes assiettes avec leurs décors dorés qui appartenaient à ma grand-mère maternelle voir même à mon arrière-grand-mère je crois. Un cadeau qu’elle avait eu à l’occasion de son mariage avec papa.

Je sais que papa ne les aime pas trop, mais il se gardera bien de le dire aujourd’hui, surtout en présence de sa belle-maman. Pour les verres, par contre il s’y colle. Il aime tellement déguster un bon vin que chaque verre a son importance. Il en prend soin. C’est même lui qui les essuiera en fin de repas et les remettra délicatement dans le vaisselier jusqu’au prochain rendez-vous de famille. C’est-à-dire dans longtemps. La réunion familiale n’est pas son passe-temps favori.

« Et moi qu’est-ce-que je peux mettre sur la table ? »

« Toi mon chéri tu peux poser dans la panière les couverts qui serviront pour le dessert. Mais tu fais attention en te faufilant autour de la table. La vaisselle est fragile. » me dit ma mère.

J’aime bien m’occuper des couverts. Ouvrir la boite et ses petites serrures en laiton. Prendre une à une les fourchettes, les cuillères et les petits couteaux ronds, mais ce que j’adore le plus c’est tout remettre dans la ménagère une fois les festivités terminées, chacun dans son compartiment molletonné.

Pendant ce temps maman tourne autour de la table, enfin elle tente de tourner autour de la table. Les espaces étant si exigus que parfois sa robe ou son tablier se prennent dans les plis de la nappe. Elle jure un peu en faisant Oups ? en me regardant du coin de l’œil. Elle semble contrariée et marmonne « c’est pas possible, c’est pas possible ! Nous sommes treize ! »

Elle compte et recompte à nouveau à haute voix « Comment faire ? »

Lentement je passe devant elle, je tire de toutes mes forces le fauteuil de l’entrée devant la table et j’installe mon ours en peluche Kosmik.

Elle avance doucement vers moi, le sourire aux lèvres et m’enlace tendrement de ses bras.


III


J’observe tour à tour les membres de ma famille, je mesure la cadence des fourchettes et le rythme de leurs bouchées. Cette fois, c’est mon ours que je regarde en silence et j’attends la fin du repas. Tout comme moi il trouve le temps long. Les grandes personnes sont ennuyeuses.

Quelques fous rires entrecoupés de temps morts où on entend le crépitement des bougies sur la cheminée. Puis viennent les blagues et les anecdotes. Mon père raconte l’histoire d’un film, qu’il a visionné récemment, sur un repas de famille précisément durant Noël. La fin apparemment est tragique mais il n’en dira pas plus, d’une part pour ne pas dévoiler le meilleur au cas où certains aimeraient encore le voir et surtout parce que mes sœurs et surtout moi nous sommes trop petits pour entendre des horreurs.

J’attends l’heure des cadeaux. Je répète tous les quarts d’heure : « C’est bientôt que Papa-Noël va venir ». Ils me regardent tous en souriant, un peu moqueurs quand même leurs sourires ! Devant mon impatience régulière, Maman se lève et s’approche de moi. Elle me chuchote à l’oreille « Mon Loup, il faut que tu sois patient jusqu’à demain matin. Le Père-Noël viendra dans la nuit, et quand tu te réveilleras, sans doute les cadeaux seront là au pied du beau sapin que tu as si bien décoré ».

« Sans doute, pourquoi sans doute ? » Maman sourit en m’embrassant.

Kosmik glisse sur le fauteuil. Je le redresse. Ses yeux brillent et semblent vouloir me dire quelque-chose. Je rêve ou il a vraiment cligné des yeux ? La fatigue me donne des hallucinations ! Je lui tapote sur la tête. C’est mon meilleur ami.

Certes je trouve le temps long mais je mesure la chance que j’ai d’être à table dans le salon avec eux et non tout seul avec mes sœurs autour de la table en formica de la cuisine.

Je regarde tantôt les fenêtres où les arbres dansent dans le vent glacial, tantôt le sapin merveilleux. Je suce mon pouce, je caresse Kosmik que Maman a placé maintenant sur mes genoux, son poil soyeux me paraît chaud.



IV


Malgré mon impatience, je m’endors comme un petit loir. Je me souviens juste du moment où mes yeux ont commencé à papillonner. Je crois que c’est à ce moment là que Papa m’a soulevé de ma chaise pour me coucher dans mon lit. Un peu plus tard, je sens le baiser de Maman sur mon front et ses mains expertes border mes couvertures d’un geste précis, sans oublier d’y glisser mon ours au chaud.

Au petit matin, le jour à peine levé, je saute de mes draps, j’enfile un chausson sur deux. Je cherche rapidement Kosmik. « J’ai du le laisser sur le fauteuil hier soir ». Maman et Papa me font un grand sourire en me voyant débouler devant mon sapin. Mes sœurs entament leur petit-déjeuner. Elles ont dû avoir la consigne d’attendre l’arrivée de leur petit frère pour s’attaquer aux cadeaux. Elles regardent mes parents d’un air complice.

Je jette un coup d’œil au grand fauteuil puis je me baisse et scrute entre les pieds des chaises, enfin je me glisse sous la table… pas d’ours. Bon je le chercherais plus tard, après tout il peut attendre.

Mes chaussures minuscules sont dissimulées sous un gros cadeau en forme de cube, tout rouge avec un grand nœud doré. Je m’approche un peu déçu. « Un seul cadeau ? » je pense tout bas. « Bien-sûr il est volumineux mais il est quand même tout seul ».

Le son d’un grelot se met à tinter à l’intérieur. Bizarre je ne l’ai même pas touché. J’ai un peu peur maintenant. Je recule de deux pas.

Maman s’en aperçoit et s’avance pour me rassurer. Tout est redevenu calme. Dehors les flocons virevoltent, à l’intérieur personne ne parle. La petite musique du grelot recommence, un peu plus fort que la première fois. Papa me dit à son tour de ne pas m’inquiéter. Il m’encourage à aller l’ouvrir.

Je m’approche à pas de loup, je tire délicatement sur le nœud, puis déchire doucement le papier avec une certaine appréhension.

A l’intérieur mon ours Kosmik semble dormir paisiblement, puis il ouvre les yeux. Lorsqu’il distingue ma bouille au-dessus de lui, il se dresse sur ses pattes, sort de la boite et me lèche la main.


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