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Un rêve

En France, dans une banlieue parisienne, Mary habitait un appartement confortable, mais de la fenêtre de sa chambre, elle apercevait des grues et des ouvriers chevronnés qui œuvraient sur des échafaudages pour la reconstruction d’immeubles aux façades délabrées. Âgée de dix-sept ans, elle avait le projet de quitter ses parents pour vivre son rêve.

Son esprit songeur la conduisait vers des envies de voyages. L’Afrique l’attirait beaucoup. Pourtant elle ne savait pas grand-chose de cette terre lointaine. Ce qu’elle en avait vu dans des films, qui lui inspirait ce désir d’espaces infinis, sauvages, un peu inquiétants, la fascinait.

Les parents de Mary avaient beaucoup d’ambition pour leur fille. Depuis sa naissance, ils projetaient qu’elle fasse des études de médecine et la voyaient déjà exercer, comme son grand-père Alfred, très connu dans la région. Cependant, Mary ne semblait pas posséder les capacités nécessaires pour entreprendre de longues études. Son père, un Alfred lui aussi, essayait de la ramener à la réalité en lui conseillant d'obtenir d’abord un diplôme et d’envisager ensuite d’apporter son aide à des populations défavorisées.

Mary dut écouter la voix de son père. Elle tentait, sans grandes convictions, des études de médecine. Il était fier de sa fille. Elle fit des efforts, mais en vain. L’étudiante fut recalée aux examens de fin de première année. Du coup, sans aviser son père, elle s’inscrivit à La Sorbonne dans la filière langues et dialectes africains. Motivée, les bonnes notes fusaient dans toutes les matières. Au bout de trois ans, elle obtint une licence et un poste d’interprète au Sénégal.

Toute heureuse, elle invita son père à la cérémonie de remise des diplômes. Mary fut appelée et félicitée par le directeur pour son implication en cours et surtout pour l’aide apportée à l’université lors de la traduction d’anciens grimoires.

Alfred fut atterré. Pendant ces trois ans, il pensait que sa fille excellait en médecine. Comment avait-elle pu lui mentir ? Trois longues années de duperies… par son propre enfant. Une profonde irritation avait envahi tout son être. Il ressentit une blessure à la poitrine. Son visage était rouge de colère.

Le soir au dîner, Mary ajouta qu’elle était tombée amoureuse d’un nommé Richard Turner. Ils s’étaient rencontrés à l’université. Il se destinait à l’agriculture et l’aide humanitaire. Ils avaient l’intention de quitter la France pour vivre au Sénégal. Les propos transpercèrent sa poitrine enfiévrée des précédents mensonges. Alfred se mit en colère et vociféra tant, qu’il en perdit son souffle. Il posa une main sur son cœur torturé de chagrin, et chuta sur le sol. Une soudaine crise cardiaque l’emporta.

Les semaines suivantes, ce malheur décima la famille Turner. Mary était effondrée par le décès foudroyant de son père. Elle regrettait son manque de soutien dans son choix de vie. Les relations avec sa mère se dégradèrent. Elle n’acceptait pas la mort brutale de son époux, et culpabilisait sa fille.

C'est toi qui l'as tué…

Mary s’était emportée, désespérée.

Comment peux-tu me dire ça ? Je l’aimais et…

Va ! Fais ce que tu veux de ta vie…

Mary, la gorge nouée, les yeux brillants, la voix écorchée, avait repris :

Mais… Maman, je… j'avais envie qu’il soit fier de moi…

Vas-y chez tes Africains. Je ne t’en empêcherais pas.

J’ai seulement le désir de connaître ces peuples, leurs langues, leurs coutumes, leurs…

Sa mère l'avait interrompue fermement.

Tu ne sais rien d'eux.

Mais j’apprendrais maman…

Et surtout leurs magies. Tu es bien naïve, ma fille. Méfie-toi.

Oui bien naïve… avait-elle murmuré.

Mary avait lu que des Africains pratiquaient des rituels qui avaient le pouvoir de guérir certaines maladies. Elle ne voyait en cela rien de nuisible. Elle réalisa qu’elle était libre… libre de ses choix… libre enfin, de vivre sa vie.

Alors elle repensa à la lointaine Afrique, à ce Sénégal, si mystérieux pour elle. Oui, il fallait qu’elle parte rapidement, tout son être se sentait attiré par ces peuplades aux coutumes si distinctes des siennes.

Les dialectes étudiés à l’université lui serviraient de clé ; elle irait dans ces contrées reculées.

Elle avait été avertie précédemment par sa mère, puis mise en garde par son professeur :

Attention, Mary, il y a des choses auxquelles on ne touche pas, des rituels ancestraux qui nous sont refusés, des portes fermées qui pour nous sont scellées.

En son for intérieur, elle espérait pouvoir pénétrer dans ce monde africain qui l’obsédait : le mystique, le mystérieux, l’interdit, Mary les braverait avec audace et courage. Sa soif de curiosité l’amènerait vers une destinée, dont elle imaginait qu’elle posséderait toutes les clés.

* *

*

Richard Turner passa les quatre années suivantes à réhabiliter une ferme dans laquelle il produisait des choux, des tomates, des pommes de terre, des carottes, des piments. Un premier domestique nommé Sock, un homme élégant, à la peau noire, élancé, assez grand, était au service du couple. Les affaires étant florissantes, trois autres employés furent embauchés. Mary Turner avait intégré son poste d’interprète dans une entreprise de commerce international à Dakar. Le centre-ville était réputé pour ces agressions : cambriolages, attaques à mains armées, vols. Aussi, les Turner avaient-ils choisi de vivre éloigné de ces tumultes, dans une villa proche de ces paysages dont Mary avait rêvé étant jeune.

Mary, appréciée par ses collègues, et perfectionniste dans l’apprentissage des langues, dont le wolof, la plus couramment parlée, sut se faire une place au sein des traducteurs. Elle avait effectué un stage de six mois à l’UNESCO. Les représentants qui l’avaient encadrée lui avaient proposé de la recruter. Ils avaient noté sa concentration, son agilité d’esprit qui restituait au plus près le contenu d’une intervention orale. Elle quitta l’entreprise pour se consacrer à l’UNESCO. Jamais elle n’avait imaginé pouvoir intégrer cette magnifique organisation. Elle ne rêvait plus.

Mais au cœur de cet Afrique sauvage, les Turner, seuls blancs parmi les noirs, intriguaient par leur réussite...

A l’aide d’un guide, pendant leurs moments de temps libre, le couple visitait les alentours et la brousse. Mary contemplait les lumières du ciel jaune orangé. Elle aimait échanger ses connaissances avec les villageois. Parfois, Sock les accompagnait et Mary appréciait chez lui sa disponibilité, son courage et sa force. Elle adhérait moins à son tempérament nerveux. Habituellement, il s’exprimait en Français. Mais quand la colère l’emportait, sa langue natale, le wolof, prenait le dessus et les mots s’enchevêtraient dans sa bouche. Mary éprouvait des difficultés pour en comprendre tout le sens. Parfois, elle lui semblait qu’il proférait des insultes. Contre qui ? Elle espérait ne pas en être la cible.

Sock vivait dans une dépendance située tout près de la villa des Turner. Des amis, à l’apparence négligée, venaient le chercher de temps à autre en fin de journée. Aux yeux de Mary, ils paraissaient peu fréquentables.

Un soir, dans la véranda, une fenêtre entrouverte, Mary, affairée à arroser quelques plantes, surprit une conversation et reconnut la voix de son domestique Sock, qui discutait vraisemblablement avec l’un de ses camarades. Elle s’approcha discrètement de l'encadrement. Une douce lumière éclairait son visage qui blêmit à l’écoute des propos. Elle crut comprendre :

Ta patronne, c’est une sorcière, méfie-toi.

Quoi ?

Oui ! Ouvre les yeux ! Avec tout leur fric, ces blancs veulent prendre notre place.

Je travaille dur… pour eux.

Et t’es payé une misère !

Je gagne quelques sous.

Taxe-les, demande-leur plus de fric.

Et grâce à ce fric j’achèterais à ma petite sœur, Bintou, une belle robe de princesse et j’aiderais ma mère et…

T’emballe pas mon pote. Fais quand même gaffe à toi... Qu’on ne te retrouve pas un soir, trucidé.

Quoi ? Trucidé ?

Les yeux étonnés, le jeune Sock commençait à douter de son devenir parmi ces blancs. Le couple prospérait et pourquoi n’aurait-il pas le droit d’en demander davantage ? Il s’interrogeait. Pourquoi sont-ils venus ici ? Que nous veulent-ils ? Suis-je vraiment en danger avec eux ?

* *

*

Un matin, Mary se réveilla, mais ne vit pas son mari à ses côtés. Sur son oreiller elle découvrit un petit papier plié en deux qu’elle ouvrit et lit un message : Ma chérie, je suis parti au restaurant gastronomique « Chez Démé ». Je reviens au plus vite. Ton Richard qui t’aime tendrement.

A l’extérieur elle perçut un brouhaha. Quand elle entrouvrit la fenêtre de sa chambre, elle aperçut un attroupement inhabituel devant son entrée. Elle entendit des cris, des insultes portées à son encontre. Elle se vêtit d’un jean ainsi que d’une tunique noire et orange. Mary appréciait ces couleurs chaudes qui allaient à ravir avec son visage mat bruni par le soleil de cette terre où désormais elle demeurait. Dans la salle de bains face à son miroir elle se coiffa puis enfila ses escarpins. Inquiète, elle descendit l’étage et lorsqu’elle ouvrit sa porte d’entrée, elle poussa un cri d’effroi.

A ses pieds, un poulet sans tête gisait ensanglanté. Elle recula brusquement et s’écria :

Oh mon Dieu ! Enlevez-moi ça !

Les habitants et indigènes n’entendirent pas ces paroles. Ils hurlaient :

Malfaisante…, sorcière…, tu ne nous apportes que des malheurs. Va-t’en d’ici…

Mary, bouche bée devant eux, ne saisit pas ce qui se passait. Elle pensait avoir réussi à comprendre leurs coutumes, à être acceptée par eux. Elle ne leur souhaitait aucun mal… bien au contraire. Elle se ressaisit et lança quelques mots :

Mangi ne dangeen veux aucun mal. Vous comprenez !

Le brouhaha persistait. Mary élèva le ton de sa voix pour se faire entendre.

Je suis arrivée ici, car j’aime votre terre. C’était mon rêve de venir au Sénégal. Je ne peux pas partir. Je m’y sens bien.

Un indigène, situé à quelques pas devant Mary, abaissa sa tête vers le poulet, la relèva, il la dévisagea et tendit une main vers elle :

Etrangère ! C’est toi la maléfique. Malfaisante.

Tout à coup, une femme lèva les bras et la tête vers le ciel. Elle entonna un chant qu’elle répètait en boucle.

Sock, qui entendit ce vacarme, surgit devant eux et d’un ton ferme s’écria :

Laissez-la tranquille. Retournez chez vous.

Tandis que le groupe de personnes baragouinant se dispersait et s’éloignait de la villa, la femme continuait plus intensément son chant mystique. Mary interrogea son domestique.

Sock, qu’est-ce qu’elle chante ?

Elle demande à Dieu d’éloigner Satan et de protéger ses enfants. Elle répète oh malheur ! Oh malheur !

Sock expliqua à Mary que ce poulet avec la tête tranchée était un signe de maléfice. Que la mort pouvait frapper à tout moment sur celui ou celle qui voyait devant son entrée de porte un poulet sans tête.

Oh ! Balivernes ! Je ne crois pas à ses croyances !

Madame, vous devriez…

Sock, si c’est une blague de tes amis, elle ne me fait pas rire du tout.

Oh non, madame, je ne pense pas…

D’un ton ferme, elle l’interrompit :

J’espère bien !

Ne prenez pas ce geste à la légère. Désormais, la mort peut vous frapper ainsi que tous ceux qui vivent près de vous. Et…

Le jeune homme hésitait. Mary s’impatientait.

Et quoi ?

Ben ! Je ne suis plus sûr de rester…

Ici tu ne risques rien. Trouve-moi plutôt l’auteur de cet acte immonde. Et débarrasse-moi de cette horreur.

Sock obéit sans un mot, et sans crainte ni dégout, prit le poulet dans sa main. Mary ressentit un haut-le-cœur tant une odeur fétide envahit ses narines.

Quelques semaines plus tard, le même phénomène s'était reproduit : un poulet sans tête fut posé devant l’entrée. Contrairement au fait précédent, la volaille avait été tuée sur place. Une flaque de sang tachait sur le sol.

Ensorceleuse… Va-t’en…

Les habitants s’échauffaient. Ce couple de blancs était venu prendre la terre de leurs ancêtres et s’enrichir sur leur dos. Depuis un certain temps, Démé le restaurateur, devenu leur ami, ainsi que d’autres agriculteurs, les prévenaient d’un danger, qu’un malheur qui pourrait leur arriver.

La production agricole diminuait et avant de se retrouver ruiné, Richard fut prêt à quitter ce pays. Ils avaient encore les moyens de se reconstruire une nouvelle vie ailleurs. Mais Mary ne l’entendait pas ainsi et pensait que ces superstitions n'étaient fondées que sur des croyances erronées. Malgré les rumeurs qui circulaient sur elle, elle travaillait toujours à l’UNESCO. Son seul salaire ne suffit pas à faire vivre leur couple. Richard, qui aimait aussi cette terre et qui soutenait sa femme, travaillait davantage chaque jour pour subvenir à leurs besoins, à celui des employés. Dans la mesure du possible, ils essayaient de rapporter un peu de bénéfices. Avec difficultés, mais avec hardiesse, ils faisaient face à leurs destructeurs.

* *

*

Quelques mois plus tard, dans la presse locale.

UN MEURTRE MYSTÉRIEUX

De notre correspondant particulier :

« Mary Turner, épouse de Richard Turner, fermier à Dakar, a été trouvée assassinée hier matin, dans la véranda sur le devant de la maison. »

« Le domestique, qui a été arrêté, avoue être l’auteur du crime dont les mobiles n’ont pas encore été découverts. On présume que le meurtrier a agi poussé par la cupidité. »

Bien que le journal ne fit aucun commentaire, le fait divers, sous son titre sensationnel, ne dut pas manquer d’attirer l’attention de nombreux lecteurs dans le pays tout entier, mais l’indignation qu’ils éprouvèrent n’était pas exempte d’une sorte d’obscure satisfaction à voir les faits leur donner raison : n’avaient-ils pas depuis longtemps prévu le drame qui venait d’éclater ?

Tel est le sentiment des blancs chaque fois qu’un indigène vole, assassine ou commet un viol.

Et la page fut tournée.

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