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Woolf, Juliet

Dernière mise à jour : 16 avr. 2020

10 octobre 1990

Aujourd’hui, je rentrais en classe quand Clara m’a crié de me pousser pour pouvoir rentrer. Elle ne m’a pas appelée par mon prénom. Elle ne le connaît probablement pas. Elle a fait un signe à ses amies, déjà installées. Pour la millième fois, je me suis dit que j’aimerais faire partie de ce groupe de filles populaires. Elles sont respectées par tous, personne ne les embête, n’ose se moquer d’elles. Elles sont justes parfaites ! Rien ne semble les atteindre. Elles sont dans leur monde, s’imposent leurs propres règles, ignorent les contraintes. Je me sens tellement insignifiante en comparaison. J’y ai pensé mais n’ai pas osé faire un geste en leur direction. Clara a souri puis elle m’a dit en pouffant devant tout le monde : « Elle est trop belle ta veste ».

20 novembre 1992

Aujourd’hui, j’ai croisé Clara dans un couloir du lycée. Elle était méconnaissable. C’était la première fois en deux ans que je la voyais sans un brushing parfait. Cette fameuse rumeur a fait des dégâts. Ça doit être dûr pour elle d’avoir été abandonnée par ses amies. J’ai entendu chochoter sur son passage. Je me suis dit que celle qui était auparavant la reine du lycée n’était plus que l’ombre d’elle-même. Je l’ai suivie de loin. Elle s’est éclipsée dans les toilettes et n’en est ressortie qu’au bout d’un quart d’heure. Je m’étais juste adossée contre un mur à proximité. Transparente comme je suis, personne ne m’a prêté attention. Impossible de savoir ce que je ressentais ; de la jalousie, encore, inexplicablement, mais de la voir comme ça, la culpabilité était évidemment très forte. Je ne pensais pas avoir une telle influence, surtout sur quelqu’un comme Clara. Non, je ne pensais pas que mes paroles auraient un tel effet. Je me suis approchée d’elle pour essayer de la réconforter. Elle avait les yeux rougis. J’étais surprise qu’elle se laisse voir de la sorte, comme si elle n’accordait plus d’importance à son apparence. Elle a levé la tête, m’a regardé et m’a dit : « Tu t’appelles Mathilde, c’est ça ? ».

13 mai 2003

Aujourd’hui, j’ai croisé Clara. J’ai dû remplacer Sarah au pied levé pour l’entrevue de pré-embauche d’une femme de mon âge. Son nom ne me disait rien mais, lorsque je l’ai vue entrer, je n’ai eu aucun doute. Elle avait vieilli, oui, comme moi, mais je me suis dit que la Clara d’avant cette malheureuse rumeur était bien devant moi. Neuf ans que je ne l’avais pas vue et elle était éblouissante. Nous étions en tête à tête Clara et moi. Elle n’a pas semblé me reconnaître. Elle était très professionnelle, répondant à mes questions du tac au tac avec une assurance que je lui enviais. Je me suis bornée à la liste de questions préparées par ma collègue. Je n’ai pas abordé nos souvenirs communs. J’en aurai le temps. Elle m’a raconté ses expériences passées. Elle semblait épanouie et heureuse. La culpabilité qui me rongeait depuis tant d’années allait peut-être pouvoir s’apaiser. Après tout, je semblais n’avoir eu qu’une légère incidence sur sa vie. Je ne l’avais jamais cherchée sur les réseaux sociaux, n’avait aucune idée de ce qu’elle était devenue avant ce jour. J’avais bien sûr pensé à elle mais je préférais me complaire dans mon autoflagellation, l’imaginant encore comme au lycée, défaite, triste. Son profil convenait parfaitement pour le poste. Nous l’avons embauchée. Avant de prendre congé, elle m’a souri et m’a dit : « Merci beaucoup. A bientôt Mathilde ».

16 décembre 2003

Aujourd’hui, je n’arrive pas à mettre un mot sur mes émotions : colère, dégoût, culpabilité, compassion, remords, et tristesse bien sûr. Je l’ai appris sur l’intranet. Un communiqué simple et froid : « Nous avons le regret de vous annoncer le décès de notre très estimée collègue Clara Dubois « . Aucune information sur les circonstances ni d’organisation de pot commun pour lui acheter des fleurs. J’ai fondu en larmes devant mon écran face à Sarah stupéfaite : « Mais pourquoi ? Tu ne la connaissais pas tant que ça ». Je me suis levée et suis allée pleurer dans les toilettes comme Clara tant d’années plus tôt. Elle ne m’a jamais reconnue. Du moins, je ne le pense pas. Elle s’adressait à moi avec un intérêt poli et c’est tout. J’avais bien essayé de sympathiser avec elle, tentant de l’aiguiller, faisant s’emblant de m’étonner du fait que nous étions natives de la même ville. Elle avait souri mais ne m’avait rien demandé. J’avais tort lors de l’entretien. Clara n’était pas la même qu’au lycée. Elle était devenue solitaire. Elle, dont j’enviais la personnalité extravertie et sociable, ne recherchait plus la compagnie de qui que ce soit. Ses rapports étaient cordiaux avec tous ses collègues mais jamais amicaux. Elle ne venait jamais aux sorties organisées et déjeunait souvent seule, en décalé, prétextant des dossiers urgents à finir. Mais depuis deux mois environ, j’avais bien noté une nouvelle dégradation de son attitude. Elle semblait si triste. Une rupture douloureuse, d’après les bruits de couloirs. Apparemment, le mari de Clara avait eu connaissance d’un dramatique incident dans sa jeunesse et il l’avait quittée. Je ne sais pas comment ils avaient pu avoir une telle information vu le grand cas que Clara faisait de sa vie privée, mais les collègues parlaient souvent d’elle, s’étonnaient du manque de sociabilité de la nouvelle venue. Si seulement, ils la connaissaient d’avant. Pierre parlait d’elle dans le couloir avec la comptable lorsque je suis ressortie des toilettes. Il avait l’air peiné aussi mais de manière détachée, comme lorsqu’on apprend qu’une chose de terrible est arrivée et que l’on ressent un minimum d’empathie même si la personne ne nous est rien. Je m’en veux tellement. J’aurais dû être là pour elle. J’avais essayé au lycée. Nous nous étions rapprochées, du moins, je le pensais. Puis, la vie nous a séparées et, aujourd’hui, voilà ! Et si seulement je m’étais tue. Je ne peux pas m’empêcher de penser que je suis probablement à l’origine de tout. Je referme ce journal en pensant à son sourire et à tout ce que j’aurais dû lui dire.


Stéphanie

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