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80 ans


Un large front bombé, des sourcils épais et volontaires, des yeux bleus cerclés par une paire de lunettes, un nez affirmé, une bouche dissimulée sous une épaisse moustache grise,Jacques trônait en bout de table. Il attendait ses invités. Vêtu d’un costume trois pièces, il gardait une belle élégance malgré les années.

80 ans ! Pourquoi vouloir créer un événement ? Je suis vieux. Je n’entends plus grand chose. Je mange moins. Pourquoi fêter cet anniversaire ?

Jacques s’interrogeait. Jetant un coup d’œil désabusé sur le restaurant où il avait invité sa famille. Il les attendait. La grande table était déjà dressée.

- Bonjour Jacques et bon anniversaire !

Son frère, accompagné de son épouse, arrivait déjà. Un frère qu’il n’avait pas vu depuis plus de dix ans. Avec qui il avait peu joué. Pas de complicité,rien. Sa belle sœur l’embrassa. Tous deux prirent place à la droite de Jacques.

Celui-ci, distant, grognon, peu aimable, se servit un verre d’eau en attendant les autres convives. Un silence pesant se posa sur la table comme une nappe que l’on dépliait.

Jacques regarda par la fenêtre. Sa sœur Marie arrivait. Toute pimpante, guillerette. Toujours aussi belle malgré les années pensa Jacques.

Après les bises (plus affectueuses que les précédentes) Marie s’assit à la gauche de Jacques. Sa présence à ses côtés suscita un vague sourire sur le visage de Jacques. De là à dire qu’il était heureux, cela aurait été mensonge. La famille ? Il la supportait plus qu’il ne l’aimait vraiment. Même sa gentille sœur Marie avec qui il avait peu de contacts.


- Bonjour Tonton ! Ces trois neveux venaient d’entrer. Ils s’installèrent en face de Jacques. Tout le monde était arrivé. La farce allait commencer.


- Qui veut du champagne pour l’apéritif ? questionna Jacques.


- Je pense que tout le monde est partant. Ce n’est pas tous les jours que l’on fête 80 années, répondit son frère Marc, un sourire en coin.

- Est ce que votre train était à l’heure ? demanda Marie aux neveux.


- Oui et c’est assez rare pour le préciser, commenta Marc en lançant un regard de travers à sa sœur. Qu’est ce que cela peut bien lui faire ? Ses neveux ? Elle le ne appelle jamais. C’est comme s’ils n’existaient pas. Quelle hypocrisie.


Le premier plat fut servi aux convives. Jacques les regardait tous. Est ce qu’il seront aussi réunis pour mon enterrement, pensa-t-il.


- Vraiment délicieuses ces coquilles Saint Jacques. Vous ne trouvez pas ? s’enthousiasma Marie. - Oui, c’est une bonne adresse, répondit Marc. Jacques a bien choisi son restaurant.


Combien seront-ils ? Est ce qu’ils seront tristes de me voir partir ? Cela m’étonnerait car je ne compte pas pour eux. Sauf pour les régaler dans un bon restaurant ! Quelle mascarade !


- Alors Tonton, tu es content d’avoir 80 ans?


- J’aurais préféré en avoir 20 comme toi tu sais. Tu vois, à ton âge, j’avais décidé de parcourir le monde avec mon sac à dos. Je suis parti, comme ça, un jour de juillet. Sans prévenir Papa et Maman, pensa Marc avec amertume. Les pauvres se sont fait bien du souci. Maman ne dormait plus ! Et puis deux jours après sont départ il a enfin appelé !

- Tu me raconteras un jour !

C’est ça. Je lui raconterai un jour, ronchonna Jacques. Comme s’il me restait encore des centaines de jours à vivre !

La mer était forte aujourd’hui. On entendait les vagues frapper violemment les abords du restaurant. De larges baies vitrées offraient une vue magnifique sur ce bout du monde que Jacques avait choisi tout particulièrement. C’est ici qu’il avait échoué au retour de son périple autour du monde. C’est ici qu’il voulait leur dire au revoir car il sentait la fin approcher.

D’époque victorienne, l’établissement était très romantique. A l’entrée, une tonnelle était apposée au corps principal. Les murs, recouverts de bois, étaient peints d'un vert plutôt gris. Dès que l’on pénétrait dans le restaurant, on basculait dans une autre époque encore. Le parquet, ancien, dessinait des géométries décoratives. L’espace était vaste. Les tables, assez éloignées les unes des autres, étaient dressées pour honorer au mieux les clients. Le linge de table était de belle qualité. Les assiettes, verres et autres arts de la table rivalisaient en finesse. Sur les murs quelques tableaux représentaient les paysages environnants. Des marines surtout.

Jacques aimait cet endroit. La première fois qu’il avait échoué ici, il était fatigué, vidé de toute son énergie. Cela faisait plusieurs années qu’il sillonnait le monde. Il s’était donné pour mission de répertorier toutes les espèces en voie de disparition. Un travail acharné qu’il avait mené pour une cellule de recherche sur la biodiversité. Ces conclusions étaient très pessimistes. Mais l’énorme « catalogue » qu’il avait créé pour le monde entier était le point de départ des multiples actions qui allaient être engagées sur le plan international. S’il était parti sans laisser d’adresse, c‘était pour couper court à toutes les discussions. Les critiques allaient bon train. Personne à l’époque n’avait vraiment conscience du danger imminent. L’ère était à l’hyper consommation et au gaspillage.

Précurseur, il avait compris qu’il devait se lancer. Sans demander l’avis des uns et des autres. Partir seul et mener à bien son projet. Aller jusqu’au bout.


Jacques se pencha discrètement vers Marie pour lui chuchoter - Et ton mari ? As tu des nouvelles ?

- Ecoute, Jacques, je ne pense pas que ce soit le bon moment pour en parler ! Sache seulement que je n’ai pas de contact avec lui depuis six mois. Un peu comme toi quand tu es parti un beau matin. - Sauf que je ne vivais pas en couple. - Bon écoute, Jacques, ce n’est pas la peine d’épiloguer. - Il me semble que, de toutes façons, cela n’allait plus très bien entre vous, insista Jacques. - Mais ce n’est pas possible ! s’insurgea Marie. Que cherches-tu ? Et que connais-tu de la vie de couple ? Toi l’éternel célibataire. Toi qui n’a pas réussi à trouver l’âme sœur en 80 ans ! Dépité Jacques se redressa à sa place. Il but son verre de vin en repensant au conjoint de Marie. Son image refaisait surface. Un bel homme ! Et ils allaient bien ensemble. Parti sans laisser d’adresse. Lui aussi.


Famille unie ou non ? Ils avaient tous répondu présents à l’invitation de Jacques. Sans ciller. Leur ainé était leur lien. Loin des chamailleries, des jalousies, des silences, il y avait une admiration sans faille pour ce qu’avait réalisé Jacques durant toute sa vie.

Etre assis à sa table d’anniversaire signifiait, en quelque sorte, reconnaître ses qualités et lui témoigner de l’admiration. Bien sûr, personne ne l’aurait avoué franchement. Nul n’aurait le courage (mais s’agissait-il vraiment de courage !) de dire à Jacques en le regardant fixement dans les yeux Bravo pour ce que tu as fait.

Dans cette famille, les sentiments d’amour étaient cachés. Peut être par pudeur ? Seuls mépris, jalousie et tiraillements avaient une place. Ce qui créait entre tous les membres des non-dits et des malentendus. Tout était faussé.

Le repas était presque fini. Jacques leva son verre pour trinquer une dernière fois en famille. A ta santé ! répondirent en cœur les convives. Puis chacun se leva de table, embrassa Jacques et le remercia. Il les regarda s’éloigner.

Ils échangèrent quelques mots avant de monter dans leurs voitures et se quittèrent.

Jacques n’aurait pas su déterminer le sentiment qui l’habitait. Regret ? Colère ? Amertume ? Remord ? Déception ? Il se dit que le vin avait peut être un peu brouillé les pistes.

D’un pas lent il se dirigea vers le comptoir du restaurant pour régler sa note. Il jeta un coup d’œil admiratif sur le beau travail du cuivre et de l’acajou.

- Pouvez-vous me préparer la note ? demanda-t-il au patron du restaurant. - Elle est déjà réglée.


- Il doit y avoir une erreur. Ce n’est pas possible.


- Votre famille a tenu à vous inviter. Et elle m’a laissé ce paquet pour vous.


Incrédule, Jacques réceptionna le cadeau que lui tendait le patron. Il le regarda, le soupesa et le mit sous son bras en saluant. Il quitta l’établissement, impatient. Tremblant d’émotion il ouvrit sa voiture, s’installa et respira un grand coup. Ses mains fébriles déchirèrent le papier cadeau. Quelle surprise !

C’était un album. La couverture représentait une photo de lui prise il y avait plusieurs années. En bas de la page, une simple dédicace « Bon anniversaire Jacques ». Il feuilleta le carnet et découvrit de nombreux articles de presse présentant ses exploits. Un melting-pot de sa vie. Sur la dernière page il aperçut la photo de toute sa famille. Une larme coula sur sa joue ridée. Tant d’amour et d’at

tention ! Son cœur battait très vite. Trop vite.

 
 
 

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