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Digressions capillaires ou A un cheveu près


Je n’ai jamais réellement apprécié, comme de la plupart d’entre nous probablement, d’avoir à programmer une série de rendez-vous chez un dentiste.

Même si, en l’occurrence, il s’agit d’une dentiste, avenante, dotée d’une voix suave et du sourire réconfortant qui sied à sa mission.

Me voilà donc dans la salle d’attente, au troisième de mes rendez-vous, sachant que celui-ci a toutes les chances de s’avérer long et pénible.

Par crainte de ne pas trouver à garer ma voiture, je suis arrivé en avance. J’ai donc tout loisir d’observer les patients qui entrent, sortent et patientent, et la secrétaire, toujours aimable bien que débordée.

Au moment où je tente de trouver une revue dont la page de couverture pourrait me faire espérer un moment de distraction – sonnette – suivie de l’entrée d’une dame distinguée, septuagénaire selon moi.

Elle fait face à la secrétaire, juste appuyée d’un coude au comptoir de l’accueil et me donne à voir une tresse parfaite qui lui descend jusqu’au milieu du dos.

Pas « une » tresse mais « la » tresse, la tresse de tante Emma !

Depuis quand n’avais-je plus eu l’occasion d’admirer cette sorte d’œuvre capillaire, lisse et brillante, ces trois brins parfaitement courbés et alternés ?

Peut-être depuis le dernier repas que notre tante avait accepté de venir confectionner avec talent, à l’occasion des fiançailles de mon frère.

Ce jour-là, je m’en étais régalé du spectacle de la tresse de notre tante !

J’avais été le seul des neveux admis dans la cuisine, sans doute parce que j’étais le plus jeune et parce que tant que j’étais là, on ne courait pas le risque de me voir gâter mon costume de fête à gambader autour du poulailler ou à jouer les pirates dans les arbres.

Quelle virtuose c’était, cette Emma !

En observateur fasciné dans mon coin de la cuisine, j’avais l’impression qu’elle commandait à une armée de marmitons.

Elle épluchait, rinçait, coupait, faisait sauter, épiçait et aromatisait, tout en jetant sans ménagement une poêle ou une casserole au fond de l’évier.

Cet évier, qu’à cette époque on appelait chez nous « la pile ».

Toute cette activité frénétique se déroulait sans qu’elle cesse de se parler à elle-même, de se faire des commentaires, de s’encourager, le tout orchestré par le balancement incessant de la fameuse tresse.

Je crois bien qu’elle avait totalement oublié ma présence.

Je me souviens, plus tôt dans la matinée, de la terreur qu’avait provoqué en moi le ton sans appel qu’elle avait eu pour mettre ses sœurs et sa mère à la porte de « l’office », comme elle disait !

J’ai dû partir assez loin dans l’évocation de mes souvenirs car, manifestement, ce n’est pas la première fois que la secrétaire m’interpelle pour me signifier que mon tour est venu.

La dentiste n’a certes pas perdu son sourire mais elle trépigne maintenant au seuil de son antre.

Je m’extirpe du fauteuil dans lequel j’avais pris place en jetant un dernier regard vers le sosie de ma tante Emma, pour être honnête, la ressemblance s’arrête à la coiffure !

Cheminant à petits pas, avec un manque d’empressement qui devrait sauter aux yeux d’un observateur neutre, je m’évertue à conserver l’image mentale de la tresse pour m’y accrocher quand, le moment venu, j’aurai le besoin absolu de passer outre l’inconfort, voire la douleur de ce qui m’attend sur le fauteuil vert du Docteur Lefèbvre.

Voilà la porte refermée.

La dentiste me prie avec bienveillance de prendre place face à elle à son bureau.

Elle prend le temps de s’enquérir des effets de sa précédente intervention, la dévitalisation laborieuse d’une pré - molaire, cela doit faire partie du protocole.

Puis, comme si la phase d’échauffement venait de prendre fin, elle m’invite à m’allonger sur le fauteuil de soins sous une lumière blanche et violente.

Elle m’explique en termes précis la nature du travail qu’elle se propose d’effectuer mais très rapidement, je perds le fil de l’explication, je ferme les yeux et me sens m’éloigner du théâtre de l’action.

Je conserve cependant assez de lucidité pour me dire que c’est finalement un comportement que j’adopte quand je me trouve dans différentes sortes de situations inconfortables.

Au point d’ailleurs que mes proches, quand ils me voient me retirer ainsi en moi-même ont coutume de m’infliger dans un soupir, un « Ah non !, tu ne vas pas nous faire à nouveau un malaise vagal ! ».

Est-ce moi qui, à ce moment précis, alors que le Docteur Lefèbvre me prie de garder la bouche grande ouverte, est-ce réellement moi qui lève une main ?

- Vous savez bien, c’est le signal, le code entre le patient empêché de prendre la parole et le praticien qui se félicite intérieurement de n’avoir pas à supporter ses plaintes !

Elle suspend son geste, les vibrations cessent dans l’instant. Elle me gratifie d’un regard interrogateur et un rien agacé

- Qu’est ce qui se passe, cher Monsieur ?

Je m’entends alors articuler

- Avez-vous déjà eu envie d’avoir une tresse jusqu’au milieu du dos ?

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