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Contes en atelier : Le rocking-chair



A la campagne, dans une bâtisse en rénovation, entourée d’un jardin florissant, vit Henriette, une dame au visage ridé, aux mains crochues. Âgée de soixante-dix ans, elle se déplace doucement à l’aide d’une canne. Elle possède toutes ses facultés mentales, mais perd ses repères lorsqu’elle se trouve éloignée de son lieu de vie.

Sept ouvriers, de taille moyenne et de carrure solide, âgés de vingt-cinq à cinquante ans travaillent pour elle : deux cuisiniers, deux agents d’entretien, deux pour la remise à neuf de la maison et un chauffeur polyvalent.

Les flammes rougeâtres crépitent dans la cheminée du salon. La chaleur de la pièce tapissée de fleurs mauves ainsi qu’une douce musique grinçante, en rythme régulier, berce la vieille dame dans son rocking-chair verni beige. Ses cheveux sont défaits. Un plaid recouvre ses jambes. Sur une petite table est posée une tasse vide. Elle somnole.

Tout à coup, elle sursaute. Elle entend l’un de ses ouvriers entrer dans le salon. Elle s’écrie d’une voix stridente C’est qui ?

Paul. Je viens vous chercher pour vous emmener au repas de Noël organisé par la Municipalité. Avez-vous peut-être changé d’avis ?

Oh Non ! L’année dernière, je n’avais pas pu y assister à cause d’une sale bronchite. Accordez-moi un instant, je vais me préparer.

Voulez-vous que je vous aide à nouer votre chignon ?

A quoi faire ? Je sais que je suis vieille, mais pas encore impotente. Veuillez sortir la deux-chevaux du garage.

Paul lance prudemment Au fait… La deux-chevaux…

Quoi ? Qu’est-ce qu’elle a…

Il faudrait que vous pensiez à la changer.

Je vous ai dit de ne plus m’en parler.

J'entends un nouveau bruit, je crois que le pot d’échappement est défaillant. Il serait judicieux… de la vendre.

Hors de question ! Je ne peux pas m’en débarrasser et vous connaissez la raison.

Votre mari est décédé d’une crise cardiaque, il y a plus de quinze ans. Pourquoi vous attachez-vous à... ce taco !

La vieille dame s’indigne.

C’est la voiture de mon époux. Faites les réparations qu’il faut. Je paierai.

Très bien. Je ferais le nécessaire. Je vous attends près du véhicule.

Coiffée d’un chignon grisonnant et vêtue d’une belle robe en laine verte et bleu, elle récupère dans un vestiaire situé à l’entrée, son manteau. Délicatement, elle recouvre sa tête d’un châle en feutre noir. Avec un petit sac en bandoulière sur l’épaule et à l’aide de sa canne, elle quitte son lieu de vie.

Henriette se réjouit à l’avance du repas qu’elle va déguster. Arrivée devant la salle, Paul lui recommande Surtout vous m’attendez ici. Je reviens en fin d’après-midi.

Très bien Paul. Merci.

Bon appétit et profitez bien.

La vieille dame agite une main en direction du chauffeur et le visage radieux, elle entre dans un grand réfectoire.

Quelques heures plus tard, elle sort repue. Avec le sourire, enchantée d’avoir partagé un festin, Henriette salue ses amies qui se détournent d’elle pour récupérer chacune leur véhicule.

Elle patiente un long moment. Pour se dégourdir les jambes, elle décide de marcher un peu, puis se souvient d’un petit magasin de chaussures situé au bout de la rue. Jeune, elle aimait se chausser d'escarpins. Aujourd'hui, elle porte de beaux souliers vernis noirs, avec des talons plats. Ses déplacements l’éloignent de son lieu de rendez-vous. Elle aborde une nouvelle avenue, continue quelques mètres.

Elle rebrousse chemin. Son esprit s’embrouille, elle ne sait plus où elle est. Elle ne retrouve ni son chauffeur ni l'entrée de la salle des fêtes. Fatiguée par cette marche, Henriette s’assoit sur un banc. Le soleil s’est couché. La rue est déserte et le froid engourdit ses doigts.

Sotte que je suis. Pourquoi n’ai-je pas pris mes gants de laine ?

Le regard levé vers le ciel grisâtre, les mains jointes, la vieille dame implore l’univers de lui venir en aide.

Permettez-moi de rejoindre mon chauffeur. Je suis perdue. Il doit s’impatienter. S’il vous plaît. Exaucez mon vœu.

Une brume blanchâtre illumine l’espace. Sur un visage difforme se dessine une bouche et deux grands yeux noirs. Une voix rauque la fait tressaillir.

Tu m’as demandé. Je suis là.

Oh ! Merci Univers ! Je veux rejoindre mon chauffeur Paul. Pouvez-vous m'aider ?

Oui, je peux exaucer ton vœu… mais à une condition.

Laquelle ?

Je veux que tu sacrifies ton rocking-chair.

Non. Je ne peux pas me séparer de lui. Il me berce et me détend, j’en ai besoin.

Bon ! Dans ce cas, je n’ai plus rien à faire ici. Je m’en vais.

Elle s’écrie Attendez ! Ne partez pas.

La vieille dame réfléchit et annonce d’un ton éraillé Je veux retrouver mon chauffeur.

Bon. Ton vœu est réalisé.

En un éclair, il tournoie et disparait dans le ciel grisâtre.

Henriette espère pouvoir le rejoindre et enfin rentrer chez elle. Elle s’imagine dans son salon, devant la douce chaleur des flammes, mais sans son rocking-chair. Il va lui manquer... Le froid glacé pénètre tout son corps, ses doigts s’ankylosent. Doucement elle ferme les yeux et s’assoupit.

* *

*

Dans l’obscurité, une nouvelle brume plus imposante que la précédente enveloppe la vieille dame et la fait voyager à travers un épais nuage noirâtre.

Quand Henriette ouvre les yeux, elle s'observe vêtue d'une robe blanche. Apparaît dans un costume blanc son chauffeur Paul. Elle lui sourit, étourdie. Son visage inexpressif la regarde. Elle entend un intense grincement : c'est celui de son rocking-chair qui est désormais peint en blanc cassé. Elle est ravie de le revoir. Les murs de la pièce sont blanchâtres. Où sont les autres ouvriers ?

Un homme vêtu de blanc entre dans cet espace. Il s’approche d’elle. Son visage lui est familier. D'une voix tremblante, terrifiée, elle s’écrie Mon Dieu, Patrick, que fais-tu là ?

Bonjour, ma chérie.

Henriette s’adresse à son chauffeur immobile.

Paul, je voulais vous rejoindre afin que vous me rameniez à la maison.

D’un ton monocorde, il répond Dans votre vœu vous avez dit que vous souhaitiez me retrouver.

Oui c’est exact.

Vous avez oublié de préciser un détail primordial : que vous désiriez rentrer chez vous. Vous ne devriez pas être ici.

Mais enfin… sans votre présence, comment vouliez-vous que je rentre chez moi ?

Vous ne pouviez pas le prévoir… et moi non plus.

Prévoir quoi ?

Il est arrivé un terrible accident sur la route. Je venais vous chercher, mais je suis tombé en panne dans un virage. Je tournais en vain la clé de contact quand un camion m’a foncé dessus.

Mon Dieu ! C’est horrible !

La voiture de votre mari se trouve à la casse, en pièce détachée.

Le mari ajoute rassurant Ce n’est pas grave, ma chérie. Ici, nous n’avons pas besoin de véhicule.

Mais si la mort vous a fauché. Où suis-je ?

Au paradis, mon amour.

Elle balbutie Et les autres ouvriers ?

Ils ont hérité de notre bien. Ils le méritent, car ils ont bien œuvré pour notre confort.

Oui. Ces hommes sont de confiance et des travailleurs.

Quand j’ai quitté la terre, je me sentais rassuré que tu ne sois pas seule. Pendant ces années, tu m’as été fidèle et je t’en suis reconnaissant.

Oh mon chéri ! Personne ne pouvait égaler ta prestance. Tu as été un homme droit, travailleur et amoureux. Je t’ai beaucoup pleuré et tu m’as terriblement manqué.

Henriette lui lance un regard langoureux. Elle n’avait pas oublié sa douceur et sa force protectrice.

Elle questionne intriguée Mais que m’est-il arrivé ?

L’univers a exaucé ton vœu de retrouver ton chauffeur, qui décédé sur le coup, a directement été affecté dans nos services. Le froid glacé a travaillé sur tout ton corps, a affaibli ton cœur et t’a amenée jusqu’à nous.

Henriette désemparée murmure Je voulais seulement revenir chez moi.

Tu ne pouvais prévoir l’accident de Paul. Ne t’inquiète pas, ma chérie. Une seconde vie nous attend, plus belle que la précédente.

Le mari chantonne un air et invite sa femme dans une valse. Henriette accepte de tournoyer dans ces bras puissants.

La vieille dame comprend qu’elle n’a pas été assez précise dans la formulation de son vœu. Elle ne le regrette pas, car elle a rejoint son époux qu’elle aime tendrement.

Paul et Patrick s’apprêtent à quitter la pièce. Henriette les suit. Le rocking-chair s’agite autour d’un axe et lance à sa propriétaire Quand tu as eu besoin de moi, je te berçais sans compter les heures ni l’épuisement. Je grinçais car j’étais fatigué. Mais je continuais pour te faire plaisir. Et rappelle-toi, en ma compagnie douce et chaleureuse, tu somnolais.

Elle s’approche de lui et pour une ultime fois, s’apprête à s’asseoir.

Le mari qui s’était retourné, hurle Non ! Ne t'assoie pas.

Henriette sursaute.

Tu l’as sacrifié. Tu ne peux plus revenir en arrière. Si tu le touches, tu es propulsé en enfer.

Elle recule et envahit par une grande tristesse, s’adresse à son rocking-chair Je n’oublie pas ces bons moments. Tu demeureras dans mon âme à tout jamais. Je suis obligée de te laisser. Prends soin de toi.

Une main sur la poignée, Henriette ferme définitivement une large porte.

Dans cet espace-temps, le rocking-chair blafard, qui tournoie de plus belle, gémit de désespoir.

L’univers revient et l’enveloppe d’un brouillard protecteur.

Tu es vieux et fatigué, je te réserve un palpitant voyage empli de nouveautés et de rebondissements.

* *

*

Neuf mois plus tard, dans un centre hospitalier, résonnent les cris d’un nouveau-né…




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